mardi 11 décembre 2012

Cléomène le roi fou, de Georges Devereux



  Comme l'éditeur ne l'indique pas sur la couverture, ce livre a été écrit à plusieurs mains. Ce travail que Georges Devereux n'a pu achever à cause d'un empêchement (son décès) n'existait au départ que sous la forme de notes trop éparses pour être publiées telles quelles, mais, selon l'éditeur, trop intéressantes pour ne pas être publiées. Le fait de parfois lire (ça fait bizarre!) "selon Devereux" alors qu'on est justement en train de lire Devereux ne vient donc pas d'une lubie de l'auteur qui, comme César, De Gaulle ou Napoléon, déciderait de parler de lui à la 3ème personne, mais du fait qu'un travail de recherche inachevé ait été complété et mis en page le plus honnêtement possible par des troisièmes personnes (le fait que les noms grecs soient en "latin franchisé" ou encore qu'il ne soit stipulé à aucun moment que Mélanie Klein ne comprend rien à rien sont d'autres indices qu'il ne s'agit pas d'un texte intégral de Georges Devereux).

  Alors que, dans Tragédies et poésie grecques, Devereux utilise les outils conceptuels de l'ethnopsychiatrie pour éclairer et enrichir la littérature de l'Antiquité grecque, son travail est cette fois-ci directement un travail d'histoire où il s'attache à démontrer que le roi spartiate Cléomène (demi-frère de Léonidas, rendu célèbre au cinéma en particulier par un superbe front-kick balancé en hurlant, dans le Grec ancien le plus parfait -qui s'avère ressembler plus qu'on ne le croit à l'anglais US-, "This-is-Spartaaaa!" devant un fond vert sous la caméra de Zack Snyder, qui par ailleurs lui succèdera) souffrait de schizophrénie paranoïde (Cléomène, pas Léonidas), ce qui explique divers épisodes de sa biographie.

 Les ennuis de Cléomène commencent avant sa naissance, alors que son futur père et actuel roi de Sparte, Anaxandride, et son épouse, persistent à ne pas avoir d'enfants, inconvénient majeur pour assurer une descendance, ce qui est généralement mal vu pour un roi. Une loi est donc votée pour l'autoriser à avoir une seconde épouse ("il fut le seul Spartiate à avoir eu deux épouses et à avoir habité simultanément deux maisons"), ladite seconde épouse se trouvant être un peu imposée par le clan achéen, ce qui ennuie Anaxandride qui d'une part aimait sincèrement sa première épouse, d'autre part est Agide (clan rival des Achéens). Une fois Cléomène né de cette seconde union (ça, c'est fait), Anaxandride retourne faire ce qu'il a à faire avec sa première épouse qui par ailleurs deviendra très rapidement enceinte (il paraît que les gynécologues-psychosomaticiens, dont j'ignorais jusqu'ici tout de l'existence, bénéficient de l'appui de recherches sérieuses et solides pour confirmer que la "disparition" de la stérilité dans de telles circonstances est possible), d'abord d'un fils qu'Anaxandride appellera Dorieus (le Dorien) pour faire chier la belle-famille signifier son hostilité aux Achéens, puis de deux autres fils, à priori jumeaux, Léonidas et Cléombrotos.

 La seule joie que la naissance de Cléomène procurera à son père sera donc celle de pouvoir le délaisser, et sa mère avec lui ("la naissance de Cléomène semble avoir mis fin à la vie affective et sexuelle de sa mère"), ce qui n'augure pas de la vie de famille la plus épanouissante (la grande affection de Cléomène, plus tard, pour sa fille Gorgos, est par ailleurs interprétée comme pouvant permettre une substitution à l'affection paternelle dont Cléomène lui-même a été privé). La naissance de Dorieus, à peine plus jeune que lui, en plus de le priver d'affection, risquait de le priver de pouvoir ("Cléomène dut très tôt comprendre que l'échec de la vie sentimentale de sa mère mettrait en danger ses chances d'accéder au trône"), il a donc dû grandir en se préoccupant d'éviter qu'une nouvelle loi ne le prive de son droit d'aînesse ("si Dorieus espérait pouvoir succéder à son père, c'est qu'il devait lui sembler possible d'annuler rétroactivement la loi qui avait obligé Anaxandride à épouser une seconde femme").

  Les manifestations de schizophrénie paranoïde latente sont ensuite examinées dans la vie de Cléomène adulte et roi. Si elles ne sont pas toujours flagrantes dans la mesure où son exercice du pouvoir constituait précisément une défense ("s'il se maintient longtemps sans qu'éclate sa folie, cela était dû à son pouvoir royal, qui lui permettait de plier la réalité à sa volonté","tant que Cléomène dirigeait les autres et tant que son échec n'apparaissait pas trop manifestement, il disposait d'une soupape de sûreté qui lui permettait de projeter ses conflits latents vers l'extérieur"), quelques unes restent observables même à travers des sources vieilles de 2500 ans. Le fait que l'exercice du pouvoir constitue une défense est d'ailleurs une manifestation en soi : Cléomène ne se sent exister qu'à travers son pouvoir. A l'inverse de Louis XIV qui, par la maxime "l'Etat c'est moi", exprime le fait qui celui qui insulte le monarque a pour objectif d'insulter la nation, il estime que toute contrariété dans les affaires gouvernementales (revers politique, contestation, …) est une insulte personnelle, ce qui est contraire à la tradition du règne spartiate ("la conception cléoménicienne de la royauté et de l'Etat était complètement incompatible avec la nature de la royauté spartiate"). Ses décisions politiques, suivant un modèle obsolète ("les agissements de Cléomène apparaissent comme des échos du programme politique que Chilon, parent de sa mère, poursuivait vers 550") de façon bornée sont également conformes à la schizophrénie paranoïde ("ils deviennent esclaves du système qu'ils ont construit ou adopté, d'où l'appellation ancienne de délire systématisé. Le comportement du paranoïde apparaît incohérent, obligé qu'il est par son système à réagir à une situation de type A comme s'il s'agissait d'une situation de type B","ce que l'historien évalue comme une politique anachronique et inadaptée au contexte socio-politique apparaît pour le psychiatre comme l'expression d'un véritable "passage à l'acte" "). Echo direct à son traumatisme initial personnel, il écarte du pouvoir son rival Démarate en contestant la légitimité de sa filiation, argument qu'il avait dû utiliser par le passé à la fois pour écarter son demi-frère du trône et pour affirmer son identité même (affirmation d'une filiation dont son propre père ne voulait pas).

Pour comprendre en quoi certains de ses traits de caractères sont pathologiques, il convient également de les observer à la lumière de la culture spartiate. Ainsi, à l'occasion de négociations, il apprend par les Scythes à boire le vin sans le couper d'eau et surtout, semble-t-il, prend l'habitude de boire régulièrement. Alors que dans de nombreuses cultures à travers le globe et le temps la consommation d'alcool est associée à une virilité guerrière, à Sparte "une telle attitude était considérée comme un défaut grave et même comme déshonorant dans une société qui voyait dans l'ivrognerie une vulgarité digne d'un Hilote" (oui, les Spartiates étaient racistes et utilisaient les Hilotes comme esclaves, et d'ailleurs parfois les forçaient "à s'enivrer puis les exhibaient devant les jeunes de la cité afin de leur enseigner la sobriété"). De même, si l'humour, au même titre que le maniement des armes, était important à Sparte à fortiori pour l'utiliser contre l'ennemi (bien que le film 300 évoqué plus haut prenne sans doutes de très très très... très grandes libertés avec la réalité historique, Léonidas répondant "Eh bien on se battra dans le noir" à la menace de Xerxes de faire tirer tellement de flèches qu'elles masqueront le soleil est cohérent avec ce qui est connu de la culture spartiate), celui de Cléomène, pourtant semble-t-il efficace (il faudra que je lui pique "J'ai oublié le début de ton discours, ce qui m'empêche d'en comprendre le milieu et je suis en désaccord avec ses conclusions") est fondamentalement différent. Il "ne recèle la moindre bonhomie, ni la moindre trace de cette dignité tranquille dont les Spartiates aimaient à se donner au moins les apparences. Ses répliques, boutades ou prétentions s'expriment sans la moindre trace d'humour et sans bonhomie aucune. Ils n'expriment que tension, nervosité, méfiance et mépris ; en un mot, une agressivité gratuite" (en droite ligne avec son agressivité politique, ne reculant pas devant la trahison ou le parjure pour l'emporter sur ses ennemis, même lorsqu'il s'agit de tuer des soldats déjà désarmés).

 Tous ces exemples sont toutefois au service d'un diagnostic qui sera surtout conforté par le suicide de Cléomène. Exilé de Sparte suite à son utilisation inconséquente du pouvoir, puis accepté à nouveau surtout pour éviter qu'il ne soit à l'origine d'un dangereux complot anti-spartiate avec une autre armée, son comportement, loin d'exprimer la rédemption ("il frappait les Spartiates qu'il rencontrait"), conduit à son arrestation. Isolé avec un garde hoplite, il lui demande un couteau (le garde refuse d'abord, mais l'argument que si il osait désobéir il allait voir ce qu'il allait voir quand Cléomène serait libéré non mais oh il sait à qui il parle finit par porter) puis, le couteau obtenu, se lacère violemment, en remontant des cuisses au ventre jusqu'à déchirer les entrailles elles-mêmes. Les versions alternatives proposées par d'autres historiens (assassinat par commodité puis mise en scène, torture, ...) sont une à une réfutées (la torture était rare et ne concernait pas les personnes de haut rang, les Spartiates habitués à la vue des cadavres auraient immédiatement identifié des coups de couteau portés post-mortem, mise en scène de la folie improbable du fait que ce type de suicide n'était pas considéré connu, …) : selon Georges Devereux, privé de la principale défense contre sa folie, Cléomène y a succombé.

 Comme dans Tragédie et poésie grecques, Devereux se livre à un exercice d'ethnopsychiatrie en ajoutant la difficulté de la distance temporelle à celle de la distance géographique. La démonstration est convaincante, mais reste difficile à juger quand le manque de connaissances historiques contraint à le croire sur parole.

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