Comme l'éditeur ne l'indique pas sur la couverture, ce livre a été
écrit à plusieurs mains. Ce travail que Georges Devereux n'a pu
achever à cause d'un empêchement (son décès) n'existait au départ
que sous la forme de notes trop éparses pour être publiées telles
quelles, mais, selon l'éditeur, trop intéressantes pour ne pas être
publiées. Le fait de parfois lire (ça fait bizarre!) "selon
Devereux" alors qu'on est justement en train de lire Devereux
ne vient donc pas d'une lubie de l'auteur qui, comme César, De
Gaulle ou Napoléon, déciderait de parler de lui à la 3ème
personne, mais du fait qu'un travail de recherche inachevé ait été
complété et mis en page le plus honnêtement possible par des
troisièmes personnes (le fait que les noms grecs soient en "latin franchisé" ou encore qu'il ne soit stipulé à aucun
moment que Mélanie Klein ne comprend rien à rien sont d'autres
indices qu'il ne s'agit pas d'un texte intégral de Georges
Devereux).
Alors que, dans Tragédies et poésie grecques, Devereux utilise les
outils conceptuels de l'ethnopsychiatrie pour éclairer et enrichir
la littérature de l'Antiquité grecque, son travail est cette fois-ci
directement un travail d'histoire où il s'attache à démontrer que
le roi spartiate Cléomène (demi-frère de Léonidas, rendu célèbre
au cinéma en particulier par un superbe front-kick balancé en
hurlant, dans le Grec ancien le plus parfait -qui s'avère ressembler
plus qu'on ne le croit à l'anglais US-, "This-is-Spartaaaa!"
devant un fond vert sous la caméra de Zack Snyder, qui par ailleurs
lui succèdera) souffrait de schizophrénie paranoïde (Cléomène,
pas Léonidas), ce qui explique divers épisodes de sa biographie.
Les
ennuis de Cléomène commencent avant sa naissance, alors que son
futur père et actuel roi de Sparte, Anaxandride, et son épouse,
persistent à ne pas avoir d'enfants, inconvénient majeur pour
assurer une descendance, ce qui est généralement mal vu pour un
roi. Une loi est donc votée pour l'autoriser à avoir une seconde
épouse ("il fut le seul Spartiate à avoir eu deux épouses
et à avoir habité simultanément deux maisons"), ladite
seconde épouse se trouvant être un peu imposée par le clan achéen,
ce qui ennuie Anaxandride qui d'une part aimait sincèrement sa
première épouse, d'autre part est Agide (clan rival des Achéens).
Une fois Cléomène né de cette seconde union (ça, c'est fait),
Anaxandride retourne faire ce qu'il a à faire avec sa première
épouse qui par ailleurs deviendra très rapidement enceinte (il
paraît que les gynécologues-psychosomaticiens, dont j'ignorais
jusqu'ici tout de l'existence, bénéficient de l'appui de recherches
sérieuses et solides pour confirmer que la "disparition"
de la stérilité dans de telles circonstances est possible), d'abord
d'un fils qu'Anaxandride appellera Dorieus (le Dorien) pour faire
chier la belle-famille signifier son hostilité aux Achéens, puis de deux
autres fils, à priori jumeaux, Léonidas et Cléombrotos.
La
seule joie que la naissance de Cléomène procurera à son père sera
donc celle de pouvoir le délaisser, et sa mère avec lui ("la
naissance de Cléomène semble avoir mis fin à la vie affective et
sexuelle de sa mère"), ce qui n'augure pas de la vie de
famille la plus épanouissante (la grande affection de Cléomène,
plus tard, pour sa fille Gorgos, est par ailleurs interprétée comme
pouvant permettre une substitution à l'affection paternelle dont
Cléomène lui-même a été privé). La naissance de Dorieus, à
peine plus jeune que lui, en plus de le priver d'affection, risquait
de le priver de pouvoir ("Cléomène dut très tôt comprendre
que l'échec de la vie sentimentale de sa mère mettrait en danger
ses chances d'accéder au trône"), il a donc dû grandir en se
préoccupant d'éviter qu'une nouvelle loi ne le prive de son droit
d'aînesse ("si Dorieus espérait pouvoir succéder à son
père, c'est qu'il devait lui sembler possible d'annuler
rétroactivement la loi qui avait obligé Anaxandride à épouser une
seconde femme").
Les
manifestations de schizophrénie paranoïde latente sont ensuite examinées
dans la vie de Cléomène adulte et roi. Si elles ne sont pas
toujours flagrantes dans la mesure où son exercice du pouvoir
constituait précisément une défense ("s'il se maintient
longtemps sans qu'éclate sa folie, cela était dû à son pouvoir
royal, qui lui permettait de plier la réalité à sa
volonté","tant que Cléomène dirigeait les autres et
tant que son échec n'apparaissait pas trop manifestement, il
disposait d'une soupape de sûreté qui lui permettait de projeter
ses conflits latents vers l'extérieur"), quelques unes
restent observables même à travers des sources vieilles de 2500
ans. Le fait que l'exercice du pouvoir constitue une défense
est d'ailleurs une manifestation en soi : Cléomène ne se sent
exister qu'à travers son pouvoir. A l'inverse de Louis XIV qui, par
la maxime "l'Etat c'est moi", exprime le fait qui celui
qui insulte le monarque a pour objectif d'insulter la nation, il
estime que toute contrariété dans les affaires gouvernementales (revers politique, contestation, …)
est une insulte personnelle, ce qui est contraire à la tradition du
règne spartiate ("la conception cléoménicienne de la
royauté et de l'Etat était complètement incompatible avec la
nature de la royauté spartiate"). Ses décisions politiques,
suivant un modèle obsolète ("les agissements de Cléomène
apparaissent comme des échos du programme politique que Chilon,
parent de sa mère, poursuivait vers 550") de façon bornée
sont également conformes à la schizophrénie paranoïde ("ils
deviennent esclaves du système qu'ils ont construit ou adopté, d'où
l'appellation ancienne de délire systématisé. Le comportement du
paranoïde apparaît incohérent, obligé qu'il est par son système
à réagir à une situation de type A comme s'il s'agissait d'une
situation de type B","ce que l'historien
évalue comme une politique anachronique et inadaptée au contexte
socio-politique apparaît pour le psychiatre comme l'expression d'un
véritable "passage à l'acte" "). Echo direct à
son traumatisme initial personnel, il écarte du pouvoir son rival
Démarate en contestant la légitimité de sa filiation, argument
qu'il avait dû utiliser par le passé à la fois pour écarter son
demi-frère du trône et pour affirmer son identité même
(affirmation d'une filiation dont son propre père ne voulait pas).
Pour comprendre en quoi certains de ses traits de caractères sont
pathologiques, il convient également de les observer à la lumière
de la culture spartiate. Ainsi, à l'occasion de négociations, il
apprend par les Scythes à boire le vin sans le couper d'eau et
surtout, semble-t-il, prend l'habitude de boire régulièrement.
Alors que dans de nombreuses cultures à travers le globe et le temps la consommation d'alcool est
associée à une virilité guerrière, à Sparte "une telle
attitude était considérée comme un défaut grave et même comme
déshonorant dans une société qui voyait dans l'ivrognerie une
vulgarité digne d'un Hilote" (oui, les Spartiates étaient
racistes et utilisaient les Hilotes comme esclaves, et d'ailleurs
parfois les forçaient "à s'enivrer puis les exhibaient
devant les jeunes de la cité afin de leur enseigner la sobriété").
De même, si l'humour, au même titre que le maniement des armes,
était important à Sparte à fortiori pour l'utiliser contre
l'ennemi (bien que le film 300 évoqué plus haut prenne sans
doutes de très très très... très grandes libertés avec la
réalité historique, Léonidas répondant "Eh bien on se
battra dans le noir" à la menace de Xerxes de faire tirer
tellement de flèches qu'elles masqueront le soleil est cohérent
avec ce qui est connu de la culture spartiate), celui de Cléomène,
pourtant semble-t-il efficace (il faudra que je lui pique "J'ai
oublié le début de ton discours, ce qui m'empêche d'en comprendre
le milieu et je suis en désaccord avec ses conclusions") est
fondamentalement différent. Il "ne recèle la moindre
bonhomie, ni la moindre trace de cette dignité tranquille dont les
Spartiates aimaient à se donner au moins les apparences. Ses
répliques, boutades ou prétentions s'expriment sans la moindre
trace d'humour et sans bonhomie aucune. Ils n'expriment que tension,
nervosité, méfiance et mépris ; en un mot, une agressivité
gratuite" (en droite ligne avec son agressivité
politique, ne reculant pas devant la trahison ou le parjure pour
l'emporter sur ses ennemis, même lorsqu'il s'agit de tuer des
soldats déjà désarmés).
Tous ces exemples sont toutefois au service d'un diagnostic qui sera
surtout conforté par le suicide de Cléomène. Exilé de Sparte
suite à son utilisation inconséquente du pouvoir, puis accepté à
nouveau surtout pour éviter qu'il ne soit à l'origine d'un
dangereux complot anti-spartiate avec une autre armée, son
comportement, loin d'exprimer la rédemption ("il frappait les
Spartiates qu'il rencontrait"), conduit à son arrestation.
Isolé avec un garde hoplite, il lui demande un couteau (le garde
refuse d'abord, mais l'argument que si il osait désobéir il allait
voir ce qu'il allait voir quand Cléomène serait libéré non mais
oh il sait à qui il parle finit par porter) puis, le couteau obtenu,
se lacère violemment, en remontant des cuisses au ventre jusqu'à
déchirer les entrailles elles-mêmes. Les versions alternatives proposées par d'autres historiens
(assassinat par commodité puis mise en scène, torture, ...) sont
une à une réfutées (la torture était rare et ne concernait pas
les personnes de haut rang, les Spartiates habitués à la vue des
cadavres auraient immédiatement identifié des coups de couteau
portés post-mortem, mise en scène de la folie improbable du fait
que ce type de suicide n'était pas considéré connu, …) :
selon Georges Devereux, privé de la principale défense contre sa
folie, Cléomène y a succombé.
Comme dans Tragédie et poésie grecques, Devereux se livre à
un exercice d'ethnopsychiatrie en ajoutant la difficulté de la
distance temporelle à celle de la distance géographique. La
démonstration est convaincante, mais reste difficile à juger quand
le manque de connaissances historiques contraint à le croire sur
parole.
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