jeudi 12 décembre 2013

Le jour où je me suis pris pour Stendhal, de Philippe Cado



 Ce livre n'a pas à voir directement avec le projet tutoré que j'aurai à rendre sur les stéréotypes (je l'ai lu en attendant de recevoir les derniers livres de psy sociale commandés), mais il a à voir directement avec la lutte contre les stéréotypes (il s'agit ici d'expliquer que l'écrasante majorité des schizophrènes ne sont pas, contrairement à l'extrême majorité des schizophrènes évoqués à l'occasion de faits-divers, des sortes de tueur·se·s fous·lles-furieux·ses). L'auteur, schizophrène ("schizophrénie dysthymique, tel est le nom de ma maladie. On peut aussi dire de moi que je suis schizo-affectif"), est aussi diplômé en lettres et en philosophie, a une formation en pédagogie (il fait partie de la génération qui a étrenné feu les IUFM), a participé à des ateliers d'écriture en tant qu'intervenant et en tant que... euh... qu'intervenu, et fait partie d'une association visant à mieux faire connaître cette pathologie ( www.schizo-oui.com ). On a donc le grand luxe d'être invité à l'intérieur de l'esprit d'un schizophrène par quelqu'un qui a des compétences sérieuses en écriture, en pédagogie, et qui a des contacts réguliers avec d'autres personnes souffrant de cette pathologie ("en partageant mon expérience avec d'autres personnes concernées par la maladie, j'apprends aussi beaucoup moi-même sur la schizophrénie"). Le livre est divisé assez nettement en deux parties : dans la première, l'auteur raconte de façon détaillée son basculement progressif (entre le 11 et le 20 mai 1992) vers la schizophrénie (il avait eu une bouffée délirante, avec hospitalisation, quelques années plus tôt) alors qu'il était professeur de français en formation, et dans la seconde partie des informations plus générales sont données sur l'évolution et le traitement de la maladie.

Vers la fin de l'année scolaire, avec un mémoire à présenter et devant faire ce qu'il peut entre les instructions de l'IUFM et l'attitude qu'on pourrait qualifier d'anti-pédagogiste de sa tutrice de stage (on a un bel exemple d'injonction contradictoire, même si rien n'indique si ça a joué ou non un rôle pour la suite), l'auteur est pris de délires de grandeur avec lesquels il prend de moins en moins de distance, avec des passages à l'acte de plus en plus spectaculaires, dont une part non négligeable dans la salle de classe de ses élèves de seconde (il se réjouit à  posteriori à ce sujet d'avoir "le délire ludique comme d'autres ont le vin gai"). Il se sent principalement investi de deux missions : révolutionner la pédagogie en exécutant le cours ultime, sous le regard admiratif non seulement de ses élèves mais aussi du monde entier ("je pensais qu'il me faudrait interdire la porte aux journalistes désireux d'assister à ce cours que je prévoyais exceptionnel") et guérir Angélique (une élève qui lui avait confié souffrir de dépression nerveuse au moment même où de son côté la phase maniaque -euphorie et sentiment de toute-puissance- qui précédait tout le reste démarrait, il en a donc conclu que leurs destins étaient liés et qu'il lui revenait de faire comme une moyenne entre leurs humeurs respectives pour rétablir l'ordre) et la conquérir (autant dire que ce dernier aspect l'a fait bien plus culpabiliser après coup que les ambitions qui se limitaient à la didactique du français). La rapidité du basculement a empêché toute intervention de ses proches ou de ses collègues avant son arrestation par les gendarmes après qu'il ait passé une nuit de passages à l'acte délirants dans la ville de Noyon où il résidait : ses délires de grandeur à son club de théâtre se sont surtout manifestés de façon interne, son état de fatigue avancé (après avoir passé une nuit blanche à élaborer les cours les plus révolutionnaires) inquiète plus ses collègues stagiaires que ses propos étranges, ses cours dérangent de plus en plus les collègues des salles voisines mais ni eux ni les élèves (l'un d'eux lui demandera timidement s'il est alcoolisé) ne convainquent la hiérarchie d'agir en urgence, et même son ami psychologue appelé dans un moment de délire, bien que pas rassuré ("Comment te sens-tu toi?","Mais qu'est-ce que tu me demandes?"), ne perçoit rien de suffisamment net pour s'en préoccuper formellement. L'auteur s'invente, en plus de ses missions générales, des rituels à accomplir de plus en plus contraignants, dans des conditions précises ("Il y avait des choses à faire et à ne pas faire, des circuits à emprunter où à ne pas emprunter", "une seule erreur et la Troisième Guerre Mondiale serait déclenchée"), imagine être observé constamment par des alliés ("dans toute la ville, derrière les volets de leur maison, les habitants de Noyon priaient pour que je réussisse") comme par des adversaires, adapte ses délires à la réalité (persuadé que ses amis l'attendent dans une cathédrale, il s'y rend, ne les voit pas donc en déduit qu'ils l'attendent dans un autre lieu sacré, ou encore il interprète le fait qu'Angélique débranche brusquement le magnétophone, pièce centrale d'un cours qui mêlait Stendhal, le surréalisme, Lacan et Bobby Lapointe, comme une victoire) tout en sachant éviter de trop s'y confronter (" J'ai agi comme si j'avais voulu préserver la fiction que je me créais de tout contact avec une réalité qui la détruirait"), et voit des signes d'une importance capitale dans tout ce qu'il perçoit (son, regard, …). Le texte qu'il a rédigé "sur un très vieux cahier de brouillon à peine entamé en établissant de très savants parallèles et analogies entre les situations de la classe et des instants de ma vie" ressemble probablement par certains aspects au livre autobiographique du Président Schreber (objet de l'une des Cinq psychanalyses de Freud), avec lequel il partage aussi, mais sur un mode moins érotique, des délires sur le thème de l'androgynie ("j'étais capable de me déplacer entre le monde des hommes et celui des femmes. J'en avais pour au moins vingt années de travail à explorer cette découverte"). Cette partie autobiographique du livre s'achève lorsque, à l'occasion de la troisième intervention des gendarmes de la soirée, il est cette fois-ci emmené au poste puis, après examen par un psychiatre, transféré à l'hôpital. Si le psychiatre vu à la gendarmerie a un geste peut-être pas éthique mais heureux ("il m'a dit qu'une ambulance allait venir me chercher dans une demi-heure et qu'il fallait que je signe un papier si je voulais éviter beaucoup d'ennuis"... faire signer un papier sous la menace à quelqu'un qui délire est discutable en théorie, mais ce papier faisait la différence, apparemment considérable, entre une hospitalisation d'office ou volontaire!), l'auteur reproche aux intervenants rencontrés ensuite leur attitude ("personne n'a songé à m'expliquer où je me trouvais ni ce qui allait se passer pour moi", "on n'expliquera jamais assez au personnel soignant qu'il ne faut pas considérer le malade, présentât-il tous les aspects du délire, comme un objet"). Non qu'ils lui aient fait subir des mauvais traitements (dont il a pu avoir l'expérience lors de sa première bouffée délirante! -emmené à l'hôpital endormi par les sédatifs, réveillé par un infirmier avec un plateau-repas qui lui ordonne d'avaler le médicament posé sur le plateau en question, retransféré du pavillon à l'encadrement plus léger où on avait fini par l'admettre au service initial pour une crise de larmes, infirmier qui le trouble en imitant le mouvement de ses pieds "de façon que je ne sache pas si c'était lui ou moi qui guidait le geste" pour s'amuser, douche froide, phlébite prise pour une douleur simulée, …-), mais le fait qu'on ne lui explique rien d'une part n'était pas rassurant et d'autre part laissait libre cours à de nouveaux délires interprétatifs, puisqu'il devait lui-même deviner ce qu'on ne lui expliquait pas (le passage d'une ambulance à un taxi-ambulance a par exemple été interprété comme une libération future : on le sortait selon lui de l'ambulance parce qu'une erreur le concernant avait été admise).

La seconde partie concerne sa première expérience de bouffée délirante, dont j'ai parlé plus haut ("Les médecins pariaient sur le fait que cette bouffée délirante serait la première et la dernière de ma vie. Je fis donc comme si rien ne s'était passé") mais surtout la suite, sa vie de malade : les hospitalisations, le traitement médicamenteux, les symptômes au quotidien, les rechutes, ses activités et projets... Une rechute après avoir obtenu le CAPES de documentaliste l'a dissuadé de reprendre une activité professionnelle (même s'il est maintenant bénévole dans une association, et qu'il n'a jamais pris de décision définitive à ce sujet). Bien qu'il ait à priori tous les éléments pour être un bon enseignant (compétences académiques considérables, nombreuses expériences de contact avec des adolescents - "j'avais été animateur auprès d'enfants, puis formateur auprès de futurs animateurs, j'exerçais le métier de surveillant depuis plusieurs années et avais connu différents types d'établissements"-), il a la particularité d'avoir d'énormes difficultés pour passer du projet (confortable) à son aboutissement, entre autres parce que l'aboutissement constitue la fin du projet, provoquant un vide. De cette angoisse constante du vide ("l'unique sentiment d'un grand vide intérieur sur lequel je ne peux avoir aucune prise"), malgré la pratique de la méditation de pleine conscience, découlent d'autres symptômes ("repli sur soi, retrait social, difficulté à agir, tels sont les trois grands maux contre lesquels j'ai à lutter"). Il a du mal à définir sa propre identité, tend à être d'accord par automatisme avec l'interlocuteur, ne parvient parfois à se concentrer que sur une chose à la fois ("lors d'un pot récent entre amis, je ne me suis aperçu que mon chocolat était délicieux qu'à partir du moment où l'une de mes camarades a fait remarquer à tous combien il était onctueux"). L'un des moyens de lutter contre cette angoisse du vide est de s'occuper constamment, et de s'investir et de s'enthousiasmer pour chacune de ses activités, dont une grande partir consiste à lire ("j'ai réussi l'exploit de m'empêcher de penser en lisant des livres de philosophie"), en particulier dans son lit qui fait office de bulle protectrice. Il souffre également de difficultés à mémoriser, si surprenant que ça puisse paraître au vu de son parcours universitaire.

Le traitement médicamenteux, vital, s'est amélioré au fur et à mesure de tâtonnements, avec des psychiatres plus ou moins disposé·e·s à écouter les demandes et ressentis de leur patient. Son traitement actuel, celui qui a le plus d'avantages ou plutôt le moins d'inconvénients, est le résultat d'environ 20 ans de différentes expériences ("c'est moi qui, grâce à la rencontre d'une amie ancienne interne en psychiatrie et schizophrène elle-même, ai proposé à ma nouvelle psychiatre d'essayer une nouvelle molécule : l'aripiprazole"). L'équilibre à trouver entre la limitation des délires, le contrôle des phases maniaques sans pour autant tomber dans la dépression, les effets secondaires à éviter, est délicat. Un·e psychologue n'est certes pas habilité·e à prescrire, mais ce n'est pas plus mal de préciser qu' "un médicament contre la schizophrénie", ou même "un médicament contre la schizophrénie dysthymique", ça n'existe pas.

Le livre, et je pense que c'est le but, est très accessible. Il est court, se lit aussi facilement qu'un roman (et encore, un roman qui se lit facilement), le propos est toujours clair même pendant la partie narrative, … Il est donc à recommander que l'on soit confronté·e professionnellement à des schizophrènes, que l'on fasse des études pour être amené·e à l'être, que l'on ait un·e proche qui souffre de schizophrénie ou, probablement, que l'on soit soi-même schizophrène. C'est un cliché de dire ça, mais ça permet vraiment de voir la maladie, et surtout ceux et celles qui en souffrent, autrement, ce qui n'est pas forcément évident, j'imagine, quand on les rencontre pendant qu'iels sont pris·es dans un délire intense. Quatre références sont proposées à la fin pour approfondir, trois livres (dont un Que sais-je?) et le site Internet de l'association Schizo? Oui!

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