Ce livre n'a pas à voir directement avec le projet tutoré que
j'aurai à rendre sur les stéréotypes (je l'ai lu en attendant de
recevoir les derniers livres de psy sociale commandés), mais il a à
voir directement avec la lutte contre les stéréotypes (il s'agit ici
d'expliquer que l'écrasante majorité des schizophrènes ne sont
pas, contrairement à l'extrême majorité des schizophrènes évoqués
à l'occasion de faits-divers, des sortes de tueur·se·s fous·lles-furieux·ses).
L'auteur, schizophrène ("schizophrénie dysthymique, tel est
le nom de ma maladie. On peut aussi dire de moi que je suis
schizo-affectif"), est aussi diplômé en lettres et en
philosophie, a une formation en pédagogie (il fait partie de la
génération qui a étrenné feu les IUFM), a participé à des
ateliers d'écriture en tant qu'intervenant et en tant que... euh...
qu'intervenu, et fait partie d'une association visant à mieux faire
connaître cette pathologie ( www.schizo-oui.com
). On a donc le grand luxe d'être invité à l'intérieur de
l'esprit d'un schizophrène par quelqu'un qui a des compétences
sérieuses en écriture, en pédagogie, et qui a des contacts
réguliers avec d'autres personnes souffrant de cette pathologie
("en partageant mon expérience avec d'autres personnes
concernées par la maladie, j'apprends aussi beaucoup moi-même sur
la schizophrénie"). Le livre est divisé assez nettement en
deux parties : dans la première, l'auteur raconte de façon
détaillée son basculement progressif (entre le 11 et le 20 mai
1992) vers la schizophrénie (il avait eu une bouffée délirante,
avec hospitalisation, quelques années plus tôt) alors qu'il était
professeur de français en formation, et dans la seconde partie des
informations plus générales sont données sur l'évolution et le
traitement de la maladie.
Vers la fin de l'année scolaire, avec un mémoire à présenter et
devant faire ce qu'il peut entre les instructions de l'IUFM et l'attitude qu'on pourrait
qualifier d'anti-pédagogiste de sa tutrice de stage (on a un bel
exemple d'injonction contradictoire, même si rien n'indique si ça a
joué ou non un rôle pour la suite), l'auteur est pris de délires
de grandeur avec lesquels il prend de moins en moins de distance,
avec des passages à l'acte de plus en plus spectaculaires, dont une
part non négligeable dans la salle de classe de ses élèves de
seconde (il se réjouit à posteriori à ce sujet d'avoir "le délire
ludique comme d'autres ont le vin gai"). Il se sent
principalement investi de deux missions : révolutionner la
pédagogie en exécutant le cours ultime, sous le regard admiratif
non seulement de ses élèves mais aussi du monde entier ("je
pensais qu'il me faudrait interdire la porte aux journalistes
désireux d'assister à ce cours que je prévoyais exceptionnel")
et guérir Angélique (une élève qui lui avait confié souffrir de
dépression nerveuse au moment même où de son côté la phase maniaque -euphorie
et sentiment de toute-puissance- qui précédait tout le reste
démarrait, il en a donc conclu que leurs destins étaient liés et
qu'il lui revenait de faire comme une moyenne entre leurs humeurs
respectives pour rétablir l'ordre) et la conquérir (autant dire que
ce dernier aspect l'a fait bien plus culpabiliser après coup que
les ambitions qui se limitaient à la didactique du français). La
rapidité du basculement a empêché toute intervention de ses
proches ou de ses collègues avant son arrestation par les gendarmes
après qu'il ait passé une nuit de passages à l'acte délirants dans la ville
de Noyon où il résidait : ses délires de grandeur à son club
de théâtre se sont surtout manifestés de façon interne, son état de
fatigue avancé (après avoir passé une nuit blanche à élaborer
les cours les plus révolutionnaires) inquiète plus ses collègues
stagiaires que ses propos étranges, ses cours dérangent de plus en
plus les collègues des salles voisines mais ni eux ni les élèves
(l'un d'eux lui demandera timidement s'il est alcoolisé) ne
convainquent la hiérarchie d'agir en urgence, et même son ami
psychologue appelé dans un moment de délire, bien que pas rassuré
("Comment te sens-tu toi?","Mais qu'est-ce que
tu me demandes?"), ne perçoit rien de suffisamment net
pour s'en préoccuper formellement. L'auteur s'invente, en plus de
ses missions générales, des rituels à accomplir de plus en plus
contraignants, dans des conditions précises ("Il y avait des
choses à faire et à ne pas faire, des circuits à emprunter où à
ne pas emprunter", "une seule erreur et la Troisième
Guerre Mondiale serait déclenchée"), imagine être observé
constamment par des alliés ("dans toute la ville, derrière
les volets de leur maison, les habitants de Noyon priaient pour que
je réussisse") comme par des adversaires, adapte ses délires
à la réalité (persuadé que ses amis l'attendent dans une
cathédrale, il s'y rend, ne les voit pas donc en déduit qu'ils
l'attendent dans un autre lieu sacré, ou encore il interprète le fait
qu'Angélique débranche brusquement le magnétophone, pièce
centrale d'un cours qui mêlait Stendhal, le surréalisme, Lacan et
Bobby Lapointe, comme une victoire) tout en sachant éviter de trop
s'y confronter (" J'ai agi comme si j'avais voulu préserver la
fiction que je me créais de tout contact avec une réalité qui la
détruirait"), et voit des signes d'une importance capitale
dans tout ce qu'il perçoit (son, regard, …). Le texte qu'il a
rédigé "sur un très vieux cahier de brouillon à peine
entamé en établissant de très savants parallèles et analogies
entre les situations de la classe et des instants de ma vie"
ressemble probablement par certains aspects au livre autobiographique
du Président Schreber (objet de l'une des Cinq psychanalyses
de Freud), avec lequel il partage aussi, mais sur un mode moins
érotique, des délires sur le thème de l'androgynie ("j'étais
capable de me déplacer entre le monde des hommes et celui des
femmes. J'en avais pour au moins vingt années de travail à explorer
cette découverte"). Cette partie autobiographique du livre
s'achève lorsque, à l'occasion de la troisième intervention des
gendarmes de la soirée, il est cette fois-ci emmené au poste puis,
après examen par un psychiatre, transféré à l'hôpital. Si le
psychiatre vu à la gendarmerie a un geste peut-être pas éthique
mais heureux ("il m'a dit qu'une ambulance allait venir me
chercher dans une demi-heure et qu'il fallait que je signe un papier
si je voulais éviter beaucoup d'ennuis"... faire signer un
papier sous la menace à quelqu'un qui délire est discutable en
théorie, mais ce papier faisait la différence, apparemment
considérable, entre une hospitalisation d'office ou volontaire!),
l'auteur reproche aux intervenants rencontrés ensuite leur attitude
("personne n'a songé à m'expliquer où je me trouvais ni ce
qui allait se passer pour moi", "on n'expliquera jamais
assez au personnel soignant qu'il ne faut pas considérer le malade,
présentât-il tous les aspects du délire, comme un objet").
Non qu'ils lui aient fait subir des mauvais traitements (dont il a pu
avoir l'expérience lors de sa première bouffée délirante! -emmené
à l'hôpital endormi par les sédatifs, réveillé par un infirmier
avec un plateau-repas qui lui ordonne d'avaler le médicament posé
sur le plateau en question, retransféré du pavillon à
l'encadrement plus léger où on avait fini par l'admettre au service
initial pour une crise de larmes, infirmier qui le trouble en imitant
le mouvement de ses pieds "de façon que je ne sache pas si
c'était lui ou moi qui guidait le geste" pour s'amuser,
douche froide, phlébite prise pour une douleur simulée, …-), mais
le fait qu'on ne lui explique rien d'une part n'était pas rassurant
et d'autre part laissait libre cours à de nouveaux délires
interprétatifs, puisqu'il devait lui-même deviner ce qu'on ne lui
expliquait pas (le passage d'une ambulance à un taxi-ambulance a par
exemple été interprété comme une libération future : on le
sortait selon lui de l'ambulance parce qu'une erreur le concernant avait été
admise).
La seconde partie concerne sa première expérience de bouffée
délirante, dont j'ai parlé plus haut ("Les médecins
pariaient sur le fait que cette bouffée délirante serait la
première et la dernière de ma vie. Je fis donc comme si rien ne
s'était passé") mais surtout la suite, sa vie de malade :
les hospitalisations, le traitement médicamenteux, les symptômes au
quotidien, les rechutes, ses activités et projets... Une rechute
après avoir obtenu le CAPES de documentaliste l'a dissuadé de
reprendre une activité professionnelle (même s'il est maintenant
bénévole dans une association, et qu'il n'a jamais pris de décision
définitive à ce sujet). Bien qu'il ait à priori tous les éléments
pour être un bon enseignant (compétences académiques
considérables, nombreuses expériences de contact avec des
adolescents - "j'avais été animateur auprès d'enfants, puis
formateur auprès de futurs animateurs, j'exerçais le métier de
surveillant depuis plusieurs années et avais connu différents types
d'établissements"-), il a la particularité d'avoir d'énormes
difficultés pour passer du projet (confortable) à son
aboutissement, entre autres parce que l'aboutissement constitue la
fin du projet, provoquant un vide. De cette angoisse constante du vide
("l'unique sentiment d'un grand vide intérieur sur lequel je
ne peux avoir aucune prise"), malgré la pratique de la méditation de pleine conscience, découlent d'autres symptômes
("repli sur soi, retrait social, difficulté à agir, tels
sont les trois grands maux contre lesquels j'ai à lutter").
Il a du mal à définir sa propre identité, tend à être d'accord
par automatisme avec l'interlocuteur, ne parvient parfois à se
concentrer que sur une chose à la fois ("lors d'un pot récent
entre amis, je ne me suis aperçu que mon chocolat était délicieux
qu'à partir du moment où l'une de mes camarades a fait remarquer à
tous combien il était onctueux"). L'un des moyens de lutter
contre cette angoisse du vide est de s'occuper constamment, et de
s'investir et de s'enthousiasmer pour chacune de ses activités, dont
une grande partir consiste à lire ("j'ai réussi l'exploit de
m'empêcher de penser en lisant des livres de philosophie"), en particulier dans son lit qui fait office de bulle protectrice.
Il souffre également de difficultés à mémoriser, si surprenant
que ça puisse paraître au vu de son parcours universitaire.
Le traitement médicamenteux, vital, s'est amélioré au fur et à
mesure de tâtonnements, avec des psychiatres plus ou moins disposé·e·s
à écouter les demandes et ressentis de leur patient. Son traitement
actuel, celui qui a le plus d'avantages ou plutôt le moins
d'inconvénients, est le résultat d'environ 20 ans de différentes
expériences ("c'est moi qui, grâce à la rencontre d'une
amie ancienne interne en psychiatrie et schizophrène elle-même, ai
proposé à ma nouvelle psychiatre d'essayer une nouvelle molécule :
l'aripiprazole"). L'équilibre à trouver entre la limitation
des délires, le contrôle des phases maniaques sans pour autant
tomber dans la dépression, les effets secondaires à éviter, est
délicat. Un·e psychologue n'est certes pas habilité·e à prescrire,
mais ce n'est pas plus mal de préciser qu' "un médicament
contre la schizophrénie", ou même "un médicament
contre la schizophrénie dysthymique", ça n'existe pas.
Le livre, et je pense que c'est le but, est très accessible. Il est
court, se lit aussi facilement qu'un roman (et encore, un roman qui
se lit facilement), le propos est toujours clair même pendant la
partie narrative, … Il est donc à recommander que l'on soit
confronté·e professionnellement à des schizophrènes, que l'on fasse
des études pour être amené·e à l'être, que l'on ait un·e proche qui
souffre de schizophrénie ou, probablement, que l'on soit soi-même
schizophrène. C'est un cliché de dire ça, mais ça permet vraiment
de voir la maladie, et surtout ceux et celles qui en souffrent, autrement, ce
qui n'est pas forcément évident, j'imagine, quand on les rencontre pendant
qu'iels sont pris·es dans un délire intense. Quatre références sont
proposées à la fin pour approfondir, trois livres (dont un Que
sais-je?) et le site Internet de l'association Schizo? Oui!
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