dimanche 8 décembre 2013

Les nouveaux visages de la discrimination, d'André Ndobo





 Si la xénophobie, le sexisme, l'homophobie sont à l'évidence présents dans la société contemporaine, ses manifestations, comme le film Case Départ, par exemple, le souligne, ont radicalement changé. L'un des changements les plus évidents est législatif : alors que les discriminations étaient dans un passé pas aussi lointain qu'on pourrait le souhaiter inscrites dans la loi (interdiction du droit de vote aux femmes, séparation des Noirs et des Blancs dans l'espace public -transports en commun, restaurants... et même toilettes- aux Etats-Unis, …), la législation d'aujourd'hui sanctionne au contraire les différences de traitement avérées dans l'accès, entre autres, au travail et au logement. L'auteur, chercheur en psychologie sociale, se demande de quelle manière les préjugés persistent dans la société contemporaine (très contemporaine, le livre a été publié en 2010), comment ils sont exprimés et comment lutter contre leurs nouvelles manifestations.

Le livre commence sur des rappels généraux (spécificités des relations intergroupes -instinct de protection de l'endogroupe contre l'exogroupe, par l'agression ou la fuite selon le rapport de force ressenti, apport et limites de la notion de personnalité autoritaire, conditions du sentiment d'endogroupe et d'exogroupe, ...-, concepts de préjugé, de stéréotype et de discrimination) qui seront poussés assez loin, et qui apprendront donc quelque chose même aux lecteur·ice·s qui connaissent déjà ces bases. Il rentrera ensuite dans le vif du sujet, à savoir les différences entre le "racisme classique" (explicite, assumé, qui n'est pas précédé par "je ne suis pas raciste"), qui existe toujours ("malgré les apparences, ce racisme est tenace dans nos sociétés et il semble survivre aux différentes politiques et législations progressistes visant à combattre les préjugés et les discriminations") et ses formes contemporaines, telles qu'elles peuvent couramment s'exprimer.

Pour donner une idée de la différence avant/après, le terme de "racisme" lui-même n'existe que depuis 1932 (ce qui ne veut pas dire que des tensions sur le sujet n'aient pas existé avant, Clémenceau s'était par exemple opposé en 1885 à Jules Ferry qui évoquait, à propos de la colonisation, les droits et les devoirs des races supérieures envers les races inférieures). Les scientifiques reconnus ne cherchent plus dans leurs travaux à justifier une hiérarchie entre les races (André Ndobo balance à ce sujet quelques noms, comme Galton, Spearman ou Le Bon, que tout·e étudiant·e en psycho aura croisé dans ses manuels, probablement en 1ère année, sans que cet aspect douteux de leur œuvre ne soit nécessairement mentionné). Les outils de mesures des stéréotypes utilisés par les chercheur·se·s en psychologie sociale ont eux-mêmes dû évoluer tout au long du XXème siècle : collecter les préjugés ou stéréotypes déclarés n'a plus beaucoup de sens (sauf si on veut démontrer artificiellement la fin du racisme!), il convient de trouver des moyens de pousser le sujet à les exprimer à son insu (comparer une condition A avec un personnage endogroupe à une condition B avec un personnage exogroupe, relever la proportion de vocabulaire mélioratif et péjoratif dans le discours, mesurer des temps de réaction pour voir si le sujet associe telle caractéristique, ou son absence, à telle minorité, proposer des items dont la réponse pourra être interprétée comme motivée par autre chose que du racisme, …). Les chercheur·se·s, surtout des chercheur·se·s américain·e·s donc les recherches concerneront principalement les relations entre Blancs et Noirs, ont identifié plusieurs formes de racisme (ambivalent, symbolique, moderne, subtil, néoracisme, …) qui s'avèrent finalement plutôt voisines (certain·e·s chercheur·se·s ont aussi constaté une corrélation entre le racisme classique et ses autres formes). Le constat général est que la plupart des gens se déclarent prêts à réduire les inégalités, mais s'avèrent soudain réticents quand des mesures concrètes les concernent directement (discrimination positive à l'emploi ou pour l'établissement scolaire, présence des individus des minorités dans le voisinage, …). Les justifications données, toutefois, seront expurgées de l'argument raciste (la corrélation avec les préjugés n'est donc qu'une terrible coïncidence) : tel·le candidat·e n'est pas idéal·e pour le poste, la discrimination positive est incompatible avec la méritocratie, cet exogroupe ne partage pas les valeurs de l'endogroupe donc ça ne va pas le faire, … La clef est que les discours soient compatibles, non pas avec la responsabilité citoyenne, mais avec la désirabilité sociale (la crainte de se ressentir comme raciste est telle que, dans une expérience où le sujet devait insulter quelqu'un pour les besoins de l'expérience -la personne insultée, complice de l'expérimentateur·ice, s'en allait avant qu'on lui explique le vrai motif des insultes-, il en faisait plus, en ayant l'occasion de se rattraper -en recopiant de nombreuses fois une phrase pour les besoins d'une recherche de la personne insultée- si sa "victime" était noire que si elle était blanche). Les responsables politiques, qui ont moins à se soucier de la désirabilité sociale puisqu'ils en sont, dans une certaine mesure, les arbitres (hauts placés, personnages publics, porteurs de responsabilité, leur comportement contribue directement à influer sur ce qui se fait et ce qui ne se fait pas), ont eux-mêmes des reproches à se faire dans le maintien de l'idéologie raciste : Pierre Tevanian et Sylvie Tissot ont par exemple recensé en 2002 (dans Le dictionnaire de la lepénisation des esprits) des citations qui "attestent de la réappropriation du discours de l'extrême-droite par la classe politique française dans son expression publique"... depuis 1982. Dans la mesure où le FN était très loin, en 1982, de faire 20% au premier tour, c'est l'occasion de constater que cette attitude responsable a une grande rentabilité électorale. Une autre façon de tenir un discours raciste sans le dire est d'évoquer la culture plutôt que l'origine, ou de prêter implicitement des comportements incivils au groupe ciblé en laissant à l'interlocuteur·ice le soin de faire le lien ("après le discours sur l'immigration clandestine (lorsqu'elle est invisible), succède celui sur les jeunes de banlieue (ennemis intérieurs), violents et incivils et, plus tard, le discours sur la menace islamiste, qui jette le soupçon sur tout ce qui est islamique").

Une fois les mécanismes insidieux identifiés, l'auteur évoque les moyens connus de lutter contre les discriminations, sans trop croire à leur efficacité définitive ("l'unité de contenu entre les formes classiques et modernes des préjugés incline au pessimisme sur la fin des préjugés") bien qu'il considère ce combat indispensable ("le projet de création et de pérennisation des conditions d'un mieux vivre ensemble est un défi majeur"). Les solutions proposées sont entre autres intégrer la diversité culturelle dans l'éducation (préférer la connaissance au mythe, limiter l'ethnocentrisme, …), communiquer à grande échelle selon certains conditions ("certaines campagnes de masse produisent souvent des effets contraires aux attentes"), par exemple produire un message positif et explicite et insister sur les points communs entre endogroupe et exogroupe (de préférence exogroupeS), créer une situation de coopération (un exemple concret de coopération pour un travail scolaire est proposé), reproduire dans un jeu de rôles la situation Blue eyes/Brown eyes où les sujets se retrouvent tour à tour en situation d'oppresseur et d'opprimé, proposer des façons diverses d'appréhender sa propre identité (si on estime avoir plusieurs identités, plus d'individus vont partager au moins une identité avec nous), … Le livre s'achève sur trois expériences de l'auteur (il nous fournit même les résultats chiffrés), deux où l'on constate peu de différence sur un refus d'embauche mais une différence sur le discours justifiant le refus si le candidat est noir (VS un candidat blanc) ou une femme (VS un candidat homme) et une troisième où le fait d'inviter à la bienveillance pour une candidature au nom de la discrimination positive nuit en fait à la candidature (l'auteur pense que l'effet nuisible de l'injonction est probablement vrai aussi pour les lois mémorielles : le sujet préfère être exemplaire de lui-même, c'est juste dommage qu'il le soit rarement si l'on en croit l'état actuel des choses).

Le livre est très dense et parfois technique et complexe : malgré ses ambitions citoyennes, il s'adresse clairement aux étudiant·e·s (de la 2ème année de licence au Master 1, selon la maison d'édition). Les chapitres sont suivis d'un rappel des mots-clef (sans leur définition, si on oublie on a gagné un tour gratuit dans le chapitre qu'on avait fini à l'instant) et de redoutables "Questions pour mieux retenir" et "Questions pour mieux réfléchir", histoire de constater qu'on a zappé une ou des parties qu'on vient pourtant de lire.

On peut regretter aussi que le chapitre sur le sexisme soit extrêmement court, principalement parce qu'il traite presque uniquement du sexisme dans le travail (le thème est en revanche très bien traité, l'auteur explique par exemple que non seulement les stéréotypes homme/femme tendent -mais c'est probablement une coïncidence- à maintenir les femmes dans les postes moins qualifiés -"les profils professionnels, notamment ceux des dirigeants, tendent plutôt à recouper les stéréotypes masculins (puissance, initiative, ambition, …) que les stéréotypes féminins (sensibilité, chaleur, empathie, ...)"-, mais que le fait même de ne pas coller aux stéréotypes est mal vu -"les profils des candidats qui transgressent les prescriptions stéréotypiques (une femme agentique ou un homme communial, par exemple) seront pénalisés"-, ce qui constitue une inégalité des chances doublement difficile à surmonter et, de plus, insidieuse), alors qu'il se manifeste aussi dans les loisirs (la gameuse Mar_Lard explique, dans ce texte emblématique mais pas que, que le·a consommateur·ice de jeu vidéo, contre toute logique factuelle, est considéré comme presque forcément un homme -par ailleurs obsédé sexuel et pas très malin-, ou que certains voient comme une offense insoutenable à leur virilité qu'une fille ait des connaissances en informatique, mais on pourrait aussi parler des pages bleues et roses des catalogues de jouets) ou des violences trop tolérées que peuvent subir les femmes (manque de liberté dans l'espace public à cause du risque de drague lourde, sifflements etc... -un parallélisme peut être fait avec le contrôle au faciès, sortir en paix est un privilège-, violence conjugale -la violence conjugale c'est un crime mais là c'était une crise de jalousie c'est pas pareil/une gifle de temps en temps ça compte pas/c'est elle qui invente pour lui soutirer plus de sous avec le divorce/si elle reste avec lui et qu'elle laisse faire en même temps elle est un peu responsable-, minimisation ou présomption de consentement en cas de viol -surtout si par malheur elle avait une jupe ou un décolleté quand c'est arrivé, ou qu'elle sortait seule et tard, ou que le coupable est son conjoint ou un ex-, …). Le sexisme est aussi particulièrement cohérent avec le thème des nouveaux visages de la discrimination : les stratégies pour ne pas s'admettre sexiste ou pour ne pas admettre que l'inégalité est un fait sont nombreuses et les arguments sont en général maintenus avec virulence, un contournement sémantique peut être opéré ("complémentarité" homme/femme) ou la violence changée de côté ("théorie du genre", volontairement vague, agitée comme un épouvantail par les plus extrémistes, terme de féminisme considéré comme péjoratif au point que la formulation "je ne suis pas féministe, mais..." est fréquente, …). La question de la désirabilité sociale et les préjugés exprimés de façon indirecte, caractéristiques des nouvelles manifestations des préjugés, s'appliquent donc tout particulièrement au sexisme, ce qui apparaît très peu dans le livre. J'imagine (mais je n'en sais rien, sinon j'aurais écrit le livre au lieu de le résumer!) qu'il aurait pu être pertinent de consacrer une partie spécifique au lien entre humour et préjugés. L'humour est évoqué, le thème de la désirabilité sociale largement traité, mais le thème paraît suffisamment riche pour être plus développé (d'ailleurs, il y a un exemple de développement ici même si c'est un sociologue qui écrit et pas un chercheur en psy sociale). Dernière critique : le livre parle énormément de la discrimination positive, de ses avantages et de ses inconvénients, mais un avantage n'est pas mentionné. Si "les stéréotypes ont deux propriétés : ils sont collectifs et résultent d'un accord interpersonnel", l'aboutissement de la discrimination positive est, on peut rêver, une représentation, et donc une visibilité importante des minorités dans des contextes où elles n'avaient, selon les stéréotypes, rien à faire. Par exemple, dans une société où une femme ou un maghrébin ministre ou PDG est l'exception, les stéréotypes sont renforcés : le fait de ne pas avoir d'exemple visible de ces minorités à ce niveau de responsabilité peut donner l'impression qu'iels n'y seraient pas adaptés, voire que les rares contre-exemples sont des usurpations. Si de tels exemples sont fréquents, les individus concernés auront plus de chances d'être perçus par leur fonction avant de l'être par leur appartenance à une minorité, et ces contre-exemples plus normalisés auront toutes les chances de diminuer la puissance des stéréotypes. Cela reste toutefois une conséquence à long terme de la discrimination positive, donc quelque chose de difficilement mesurable.

Bon, c'est tout pour les critiques, et puis elles sont un peu plus la faute du thème que la faute de l'auteur. Le livre est à recommander, mais surtout si on maîtrise les bases de la psychologie sociale, comme l'indique la couverture.

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