Si la xénophobie, le sexisme, l'homophobie sont à l'évidence présents dans la société contemporaine, ses manifestations, comme le film Case Départ, par exemple, le souligne, ont radicalement changé. L'un des changements les plus évidents est législatif : alors que les discriminations étaient dans un passé pas aussi lointain qu'on pourrait le souhaiter inscrites dans la loi (interdiction du droit de vote aux femmes, séparation des Noirs et des Blancs dans l'espace public -transports en commun, restaurants... et même toilettes- aux Etats-Unis, …), la législation d'aujourd'hui sanctionne au contraire les différences de traitement avérées dans l'accès, entre autres, au travail et au logement. L'auteur, chercheur en psychologie sociale, se demande de quelle manière les préjugés persistent dans la société contemporaine (très contemporaine, le livre a été publié en 2010), comment ils sont exprimés et comment lutter contre leurs nouvelles manifestations.
Le livre commence sur des rappels généraux (spécificités des
relations intergroupes -instinct de protection de l'endogroupe contre
l'exogroupe, par l'agression ou la fuite selon le rapport de force
ressenti, apport et limites de la notion de personnalité
autoritaire, conditions du sentiment d'endogroupe et d'exogroupe,
...-, concepts de préjugé, de stéréotype et de discrimination)
qui seront poussés assez loin, et qui apprendront donc quelque chose
même aux lecteur·ice·s qui connaissent déjà ces bases. Il rentrera ensuite
dans le vif du sujet, à savoir les différences entre le "racisme
classique" (explicite, assumé, qui n'est pas précédé par
"je ne suis pas raciste"), qui existe toujours ("malgré
les apparences, ce racisme est tenace dans nos sociétés et il
semble survivre aux différentes politiques et législations
progressistes visant à combattre les préjugés et les
discriminations") et ses formes contemporaines, telles qu'elles
peuvent couramment s'exprimer.
Pour donner une idée de la différence avant/après, le terme de
"racisme" lui-même n'existe que depuis 1932 (ce qui ne
veut pas dire que des tensions sur le sujet n'aient pas existé
avant, Clémenceau s'était par exemple opposé en 1885 à Jules
Ferry qui évoquait, à propos de la colonisation, les droits et les
devoirs des races supérieures envers les races inférieures). Les
scientifiques reconnus ne cherchent plus dans leurs travaux à
justifier une hiérarchie entre les races (André Ndobo balance à ce
sujet quelques noms, comme Galton, Spearman ou Le Bon, que tout·e
étudiant·e en psycho aura croisé dans ses manuels, probablement en
1ère année, sans que cet aspect douteux de leur œuvre ne soit nécessairement
mentionné). Les outils de mesures des stéréotypes utilisés par
les chercheur·se·s en psychologie sociale ont eux-mêmes dû évoluer
tout au long du XXème siècle : collecter les préjugés ou
stéréotypes déclarés n'a plus beaucoup de sens (sauf si on veut
démontrer artificiellement la fin du racisme!), il convient de
trouver des moyens de pousser le sujet à les exprimer à son insu
(comparer une condition A avec un personnage endogroupe à une
condition B avec un personnage exogroupe, relever la proportion de
vocabulaire mélioratif et péjoratif dans le discours, mesurer des
temps de réaction pour voir si le sujet associe telle
caractéristique, ou son absence, à telle minorité, proposer des
items dont la réponse pourra être interprétée comme motivée par
autre chose que du racisme, …). Les chercheur·se·s, surtout
des chercheur·se·s américain·e·s donc les recherches concerneront
principalement les relations entre Blancs et Noirs, ont identifié
plusieurs formes de racisme (ambivalent, symbolique, moderne, subtil,
néoracisme, …) qui s'avèrent finalement plutôt voisines
(certain·e·s chercheur·se·s ont aussi constaté une corrélation entre le
racisme classique et ses autres formes). Le constat général est que
la plupart des gens se déclarent prêts à réduire les inégalités,
mais s'avèrent soudain réticents quand des mesures concrètes les
concernent directement (discrimination positive à l'emploi ou pour
l'établissement scolaire, présence des individus des minorités
dans le voisinage, …). Les justifications données, toutefois,
seront expurgées de l'argument raciste (la corrélation avec
les préjugés n'est donc qu'une terrible coïncidence) : tel·le
candidat·e n'est pas idéal·e pour le poste, la discrimination positive
est incompatible avec la méritocratie, cet exogroupe ne partage pas
les valeurs de l'endogroupe donc ça ne va pas le faire, … La clef
est que les discours soient compatibles, non pas avec la
responsabilité citoyenne, mais avec la désirabilité sociale (la
crainte de se ressentir comme raciste est telle que, dans une
expérience où le sujet devait insulter quelqu'un pour les besoins
de l'expérience -la personne insultée, complice de
l'expérimentateur·ice, s'en allait avant qu'on lui explique le vrai
motif des insultes-, il en faisait plus, en ayant l'occasion de se
rattraper -en recopiant de nombreuses fois une phrase pour les
besoins d'une recherche de la personne insultée- si sa "victime" était noire que si elle était blanche). Les responsables
politiques, qui ont moins à se soucier de la désirabilité sociale
puisqu'ils en sont, dans une certaine mesure, les arbitres (hauts
placés, personnages publics, porteurs de responsabilité, leur
comportement contribue directement à influer sur ce qui se fait et
ce qui ne se fait pas), ont eux-mêmes des reproches à se faire dans
le maintien de l'idéologie raciste : Pierre Tevanian et Sylvie
Tissot ont par exemple recensé en 2002 (dans Le dictionnaire de
la lepénisation des esprits) des citations qui "attestent de la
réappropriation du discours de l'extrême-droite par la classe
politique française dans son expression publique"... depuis 1982.
Dans la mesure où le FN était très loin, en 1982, de faire 20% au
premier tour, c'est l'occasion de constater que cette attitude
responsable a une grande rentabilité électorale. Une autre façon
de tenir un discours raciste sans le dire est d'évoquer la culture
plutôt que l'origine, ou de prêter implicitement des comportements
incivils au groupe ciblé en laissant à l'interlocuteur·ice le soin de faire le
lien ("après le discours sur l'immigration
clandestine (lorsqu'elle est invisible), succède celui sur les
jeunes de banlieue (ennemis intérieurs), violents et incivils et,
plus tard, le discours sur la menace islamiste, qui jette le soupçon
sur tout ce qui est islamique").
Une fois les mécanismes insidieux identifiés, l'auteur évoque les
moyens connus de lutter contre les discriminations, sans trop croire
à leur efficacité définitive ("l'unité de contenu entre les
formes classiques et modernes des préjugés incline au pessimisme
sur la fin des préjugés") bien qu'il considère ce
combat indispensable ("le projet de création et de
pérennisation des conditions d'un mieux vivre ensemble est un défi
majeur"). Les solutions proposées sont entre autres intégrer
la diversité culturelle dans l'éducation (préférer la
connaissance au mythe, limiter l'ethnocentrisme, …), communiquer à
grande échelle selon certains conditions ("certaines
campagnes de masse produisent souvent des effets contraires aux
attentes"), par exemple produire un message positif et
explicite et insister sur les points communs entre endogroupe et
exogroupe (de préférence exogroupeS), créer une situation de
coopération (un exemple concret de coopération pour un travail
scolaire est proposé), reproduire dans un jeu de rôles la situation Blue eyes/Brown eyes où les sujets se retrouvent tour à tour en
situation d'oppresseur et d'opprimé, proposer des façons diverses
d'appréhender sa propre identité (si on estime avoir plusieurs
identités, plus d'individus vont partager au moins une identité
avec nous), … Le livre s'achève sur trois expériences de l'auteur
(il nous fournit même les résultats chiffrés), deux où l'on
constate peu de différence sur un refus d'embauche mais une
différence sur le discours justifiant le refus si le candidat est
noir (VS un candidat blanc) ou une femme (VS un candidat homme) et
une troisième où le fait d'inviter à la bienveillance pour une
candidature au nom de la discrimination positive nuit en fait à la
candidature (l'auteur pense que l'effet nuisible de l'injonction est
probablement vrai aussi pour les lois mémorielles : le sujet
préfère être exemplaire de lui-même, c'est juste dommage qu'il le
soit rarement si l'on en croit l'état actuel des choses).
Le livre est très dense et parfois technique et complexe :
malgré ses ambitions citoyennes, il s'adresse clairement aux
étudiant·e·s (de la 2ème année de licence au Master 1, selon
la maison d'édition). Les chapitres sont suivis d'un rappel des mots-clef
(sans leur définition, si on oublie on a gagné un tour gratuit dans
le chapitre qu'on avait fini à l'instant) et de redoutables
"Questions pour mieux retenir" et "Questions pour mieux
réfléchir", histoire de constater qu'on a zappé une ou des
parties qu'on vient pourtant de lire.
On peut regretter aussi que le chapitre sur le sexisme soit
extrêmement court, principalement parce qu'il traite presque
uniquement du sexisme dans le travail (le thème est en revanche très
bien traité, l'auteur explique par exemple que non seulement les
stéréotypes homme/femme tendent -mais c'est probablement une
coïncidence- à maintenir les femmes dans les postes moins qualifiés
-"les profils professionnels, notamment ceux des dirigeants,
tendent plutôt à recouper les stéréotypes masculins (puissance,
initiative, ambition, …) que les stéréotypes féminins
(sensibilité, chaleur, empathie, ...)"-, mais que le fait
même de ne pas coller aux stéréotypes est mal vu -"les profils
des candidats qui transgressent les prescriptions stéréotypiques
(une femme agentique ou un homme communial, par exemple) seront
pénalisés"-, ce qui constitue une inégalité des chances
doublement difficile à surmonter et, de plus, insidieuse), alors
qu'il se manifeste aussi dans les loisirs (la gameuse Mar_Lard
explique, dans ce texte emblématique mais pas que, que le·a
consommateur·ice de jeu vidéo, contre toute logique factuelle, est
considéré comme presque forcément un homme -par ailleurs obsédé
sexuel et pas très malin-, ou que certains voient comme une offense
insoutenable à leur virilité qu'une fille ait des connaissances en
informatique, mais on pourrait aussi parler des pages bleues et
roses des catalogues de jouets) ou des violences trop tolérées que
peuvent subir les femmes (manque de liberté dans l'espace public à
cause du risque de drague lourde, sifflements etc... -un parallélisme
peut être fait avec le contrôle au faciès, sortir en paix est un
privilège-, violence conjugale -la violence conjugale c'est un crime
mais là c'était une crise de jalousie c'est pas pareil/une gifle de
temps en temps ça compte pas/c'est elle qui invente pour lui
soutirer plus de sous avec le divorce/si elle reste avec lui et
qu'elle laisse faire en même temps elle est un peu responsable-,
minimisation ou présomption de consentement en cas de viol -surtout
si par malheur elle avait une jupe ou un décolleté quand c'est
arrivé, ou qu'elle sortait seule et tard, ou que le coupable est son
conjoint ou un ex-, …). Le sexisme est aussi particulièrement
cohérent avec le thème des nouveaux visages de la discrimination :
les stratégies pour ne pas s'admettre sexiste ou pour ne pas
admettre que l'inégalité est un fait sont nombreuses et les
arguments sont en général maintenus avec virulence, un
contournement sémantique peut être opéré ("complémentarité"
homme/femme) ou la violence changée de côté ("théorie du genre",
volontairement vague, agitée comme un épouvantail par les plus
extrémistes, terme de féminisme considéré comme péjoratif au
point que la formulation "je ne suis pas féministe, mais..."
est fréquente, …). La question de la désirabilité sociale et les
préjugés exprimés de façon indirecte, caractéristiques des
nouvelles manifestations des préjugés, s'appliquent donc tout
particulièrement au sexisme, ce qui apparaît très peu dans le
livre. J'imagine (mais je n'en sais rien, sinon j'aurais écrit le
livre au lieu de le résumer!) qu'il aurait pu être pertinent de
consacrer une partie spécifique au lien entre humour et préjugés.
L'humour est évoqué, le thème de la désirabilité sociale
largement traité, mais le thème paraît suffisamment riche pour être
plus développé (d'ailleurs, il y a un exemple de développement
ici même si c'est un sociologue qui écrit et pas un chercheur en
psy sociale). Dernière critique : le livre parle énormément
de la discrimination positive, de ses avantages et de ses
inconvénients, mais un avantage n'est pas mentionné. Si "les
stéréotypes ont deux propriétés : ils sont collectifs et résultent d'un
accord interpersonnel", l'aboutissement de la discrimination
positive est, on peut rêver, une représentation, et donc une
visibilité importante des minorités dans des contextes où elles
n'avaient, selon les stéréotypes, rien à faire. Par exemple, dans
une société où une femme ou un maghrébin ministre ou PDG est
l'exception, les stéréotypes sont renforcés : le fait de ne
pas avoir d'exemple visible de ces minorités à ce niveau de
responsabilité peut donner l'impression qu'iels n'y seraient pas
adaptés, voire que les rares contre-exemples sont des usurpations. Si
de tels exemples sont fréquents, les individus concernés auront
plus de chances d'être perçus par leur fonction avant de l'être par
leur appartenance à une minorité, et ces contre-exemples plus
normalisés auront toutes les chances de diminuer la
puissance des stéréotypes. Cela reste toutefois une conséquence à
long terme de la discrimination positive, donc quelque chose de
difficilement mesurable.
Bon, c'est tout pour les critiques, et puis elles sont un peu plus
la faute du thème que la faute de l'auteur. Le livre est à
recommander, mais surtout si on maîtrise les bases de la psychologie
sociale, comme l'indique la couverture.
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