mercredi 29 octobre 2014

Le travail d'équipe en institution, de Paul Fustier


 Ce livre détaille la perception que peuvent avoir les membres de l'institution de l'institution elle-même, des patient·e·s (oui, il s'agit d'institutions thérapeutiques), d'eux·elles-mêmes et de leurs collègues (en particulier les collègues qui ont un rôle différent). Une mise en perspective des idéologies post-soixantehuitistes (l'auteur évite soigneusement de dire post-soixantehuitarde : une mise en perspective, serait-ce d'une utopie, n'est pas nécessairement un jugement de valeur négatif) oriente l'ensemble de l'ouvrage.

 Une première partie concerne le mythe de la création de l'institution : les créateur·ice·s, qui savaient ce qu'iels voulaient faire le plus souvent parce qu'iels savaient parfaitement ce qu'iels ne voulaient pas faire (mouvement de l'anti-psychiatrie par exemple), sont idéalisés a posteriori pour la quantité de travail fournie, l'adversité rencontrée, leur foi, leur éthique, ... C'est cet aspect de volonté révolutionnaire qui fait que plusieurs références sont faites à mai 68, parce que sinon il faut bien admettre que le lien avec le travail en institution, là comme ça, n'est pas non plus automatique. Et cet aspect sera particulièrement important en cas de crise ("la crise produit souvent des effets de résurgence de l'utopie"). La succession des fondateur·ice·s est un exemple de crise qui sera particulièrement problématique, surtout dans les cas où l'institution en est difficilement dissociable : le·a successeur·e sera nécessairement ressenti·e par plusieurs personnes comme illégitime, et pourra être tenté de faire sur certains aspects l'inverse de celui ou celle qui l'a précédé·e pour s'affirmer (bon il va sans dire que dans le livre c'est mieux argumenté que ça!). L'illustration de la thématique d'utopie et de contre-utopie est donnée en reprenant des articles de presse à un moment où une institution novatrice (La Belle Etoile, où des patient·e·s en difficultés psychique avaient beaucoup de liberté au quotidien et partageaient le lieu de vie avec infirmier·ère·s et médecins, tout le monde se tutoyant et s'appelant par son prénom) était menacée : les articles de presse prennent la défense de La Belle Etoile précisément sur ses aspects utopiques (dévouement des soignant·e·s, bien-être des patient·e·s qui se sentent plus pensionnaires que patient·e·s, horizontalité, convivialité, ...) tout en admettant que tout n'est pas non plus rose, face aux arguments anti-utopiques, bureaucratiques, des opposant·e·s (médecins de l'hôpital psychiatrique dont la structure dépend, CGT, ...) tels que la sécurité insuffisante, le flou entre patient·e et pensionnaire (pour un médecin, soit on est malade donc à l'hôpital, soit on est pas malade donc chez soi), la frontière trop poreuse entre vie personnelle et vie professionnelle des employé·e·s, la logique comptable (une journée à La Belle Etoile est moins chère qu'un journée en hôpital psychiatrique mais d'une part les coûts vont augmenter et d'autre part ce n'est pas de la vraie thérapie donc ça ne compte pas, ...), ... On peut être un peu perplexe en pensant que les éléments d'idéalisation et d'anti-idéalisation que l'auteur·ice remet précisément en question sont probablement loin d'être systématiques (une institution n'est pas nécessairement créée sur une utopie, et on peut même imaginer, soyons fou·lle·s, une institution qui a l'ambition de faire du chiffre justement en axant sa spécificité sur le bien-être des patient·e·s au service de l'efficacité des soins), donc en ayant l'impression que le mythe révélé est lui-même un mythe, mais c'est une grille de lecture qui reste intéressante. Elle permet par exemple de comprendre comment un·e professionnel·le (dans le domaine du soin ou pas, d'ailleurs) préfère, selon l'image qu'iel a de l'institution, s'affirmer dans ce qu'iel est officiellement (identité professionnelle a priori : poste, statut et éventuels privilèges qui vont avec -bureau personnel, voiture de fonction, ...- qui donc prendront davantage d'importance) plutôt que dans ce qu'iel fait (identité professionnelle a posteriori), ce qui peut aussi être un moyen de tempérer une crise ("la bureaucratisation est tout à la fois un signifiant de la crise et une solution institutionnelle à celle-ci").

 Celles et ceux qui ont lu mes résumés de livres de psychologie sociale savent bien (ou alors qu'iels prennent la peine de le dire, que j'aille me taper la tête contre un mur une heure ou deux) que la cause et/ou la conséquence de la discrimination, c'est de considérer l'autre comme moins humain que soi-même, ce qui peut être volontaire ou involontaire. Le danger est présent dans une relation entre soignant·e et soigné·e, et augmente radicalement selon les compétences cognitives des patient·e·s (le risque est plus grand si on s'occupe d'handicapé·e·s mentaux·ales que si on s'occupe de personnes souffrant de phobie sociale). De plus, il n'est pas écarté même quand l'asymétrie est précisément un des interdits de l'institution : prendre l'habitude d'utiliser le terme d'adulte handicapé·e pour lutter contre un réflexe d'infantilisation, c'est aussi rappeler que le terme d' "adulte" ne va pas de soi ("Eprouver le besoin de dire à l'adulte qu'il l'est, c'est tout à la fois nier et dévoiler que la représentation n'est pas stabilisée et que l'enfant surgit derrière l'adulte dans les représentations que l'on a du handicapé mental"). On tend en effet à se représenter spontanément comme un enfant "un adulte à qui il manquerait quelque chose" ("Si je sens avoir affaire à un adulte dans un lien existentiel spontané, alors j'aurais du mal à garder vivante la représentation du handicap. Mais surtout, et beaucoup plus fréquemment, si je sens que j'ai affaire à un handicapé mental, alors l'adulte sera gommé de ma représentation"). En ce qui concerne les patient·e·s aux troubles cognitifs encore plus importants, le·a soignant·e peut même avoir du mal à se les représenter comme des êtres humains. Paul Fustier propose alors une distinction entre Golem (créature mythique faite d'argile à laquelle un magicien donne puis enlève la vie -on en trouve aussi dans Donjons et Dragons ou dans Heroes of Might and Magic mais ça l'auteur n'en parle pas trop- ) et extra-terrestre ("Autant l'extra-terrestre pourra être la figure convoquée lorsqu'il y a rencontre avec une pathologie bizarre, parfois spectaculaire, quand on soupçonne qu'il y a bien du sens, mais qu'il ne nous est pas accessible, qu'il relève d'un autre univers de pensée... autant la figure du Golem sera présente dans les pathologies déficitaires graves propres à évoquer l'homme sans esprit, une matière à l'état brut"). Bon, je rappelle que les représentations décrites sont involontaires, voire inconscientes : à aucun moment l'auteur ne dit qu'un·e soignant·e s'amuse avec complaisance à cataloguer son ou sa patient·e comme enfant, extra-terrestre, Golem ou hobbit pour avoir un sujet de conversation devant la machine à café. Enfin, dans le cas où l'institution a effectivement pour objet de s'occuper d'enfants (enfants placés, principalement), la représentation des parents n'est pas non plus sans poser problème, les parents comme les éducateur·ice·s sont grandement tenté·e·s de diminuer la légitimité de l'autre pour justifier la leur. Un chapitre concerne également les moyens du personnel pour faire face à la violence dans les institutions les plus concernées ("certaines institutions subissent une telle violence de la part des personnes qu'elles accueillent, qu'elles semblent totalement organisées à partir de celle-ci", "En situation de violence une équipe n'est pas là pour aider à comprendre, elle est là pour faire corps, elle doit avant tout être "incassable" "). Une différence est faite en particulier, en se basant sur le travail de Jean Bergeret, entre la violence fondamentale (qui ne cible personne directement, "dans une situation qu'il ressent comme porteuse d'une extrême dangerosité, l'individu cherche à se préserver, à se maintenir vivant, et non pas à nuire à un objet extérieur clairement différencié") et "des situations dont le moteur est l'agressivité".

 La troisième partie concernera les liens au sein de l'équipe elle-même. Une idée qui revient plusieurs fois est qu'un cadre trop souple ne permet en fait pas grand chose : "il y a une intention meurtrière dans une approbation constante et non critique, qui nie que le travail de l'autre ait une importance suffisante pour être garantie par une instance se prononçant sur son intérêt". Un exemple très parlant est donné : une infirmière passionnée par la photo crée un atelier photo duquel elle attend beaucoup, y compris sur le plan thérapeutique. L'équipe accepte, sauf que l'atelier photo n'a en fait jamais lieu : on donne toujours à l'infirmière quelque chose de plus urgent à faire, ce qu'elle finit par très mal prendre. La même indifférence qui a permis à l'infirmière de planifier son activité sans avoir à plaider pour son intérêt fait qu'elle ne peut finalement jamais l'organiser, qu'aucun effort n'est fait pour fournir l'espace (plage horaire, disponibilité, ...) nécessaire. La délimitation des statuts sera aussi longuement évoquée. Là encore un exemple éloquent est fourni : une discussion qui ne devrait pas avoir une grande importance et qui est d'ailleurs amenée avec le sourire (faut-il autoriser tel·le patient·e à continuer à utiliser le court de tennis de l'hôpital) tournera à l'épreuve de fidélité, entre autres, des médecins envers les infirmier·ère·s ou à l'autonomie qu'on peut permettre aux patient·e·s. Un infirmier s'indignera ainsi que le patient ait déjà joué au tennis avec des médecins (et sous-entendra que c'est peut-être pour ça qu'il se croit tout permis avec les infirmier·ère·s), le médecin le rassurera en disant qu'à eux aussi, il leur tape doucement sur le système, la question sera posée de savoir si à l'origine les installations de loisirs sont destinées aux soignant·e·s ou aux patient·e·s, un médecin affirmera qu'on est à l'hôpital pour se faire soigner et non pour s'amuser (oh que je l'adore cet argument! on est donc bien d'accord pour dire que, comme la nourriture est faite pour apporter des nutriments, il faut penser à balancer une poignée de sable dans chaque assiette pour ne surtout pas se laisser distraire par le goût des éléments qui risquerait sinon de provoquer un plaisir tout accidentel), que la "tenissothérapie" n'existe pas et que de toutes façons aucune activité ne devrait avoir lieu sans au moins un accord de l'équipe soignante. Les enjeux de pouvoir dépassent donc largement la question pratique de la disponibilité d'un local.

 Le livre est court et clair (même si quelqu'un qui maîtrise les nombreuses références culturelles et théoriques en profitera, je pense, encore plus) et l'approche est originale et, je pense, salutaire : ça peut probablement éviter de se noyer dans un verre d'eau dans certaines situations en permettant de prendre du recul.

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