Après avoir éclairé d'une façon incroyablement enrichissante le fonctionnement des émotions puis des sentiments, Damasio s'attaque, rien que ça, à la conscience! S'il reste implicite, le sujet du livre est plus clair avec le titre anglais (Self comes to Mind -"le sens de soi vient à l'esprit") que dans le drôle de titre français (décidément, après Spinoza avait raison, je ne sais pas ce qu'ont les traducteurs français avec les titres des livres d'Antonio Damasio).
Le livre démarre sur le récit d'une sieste, ce qui est non seulement un excellent présage, mais aussi une belle façon de présenter la conscience : après une courte suspension, le·a dormeur·se est assuré·e de retrouver tels quels son identité ("la compétence phénoménale qui consiste à avoir un esprit équipé d'un propriétaire"), ses souvenirs, de savoir (on peut lui souhaiter!) où iel est et où iel était avant de s'endormir, ... Mais la conscience, si louable que ce soit, ne permet pas seulement de se réveiller d'une sieste dans de bonnes conditions. "Esprit qui a reçu le don de la subjectivité", elle a des conséquences non seulement sur les compétences de l'être humain (mémoire, raisonnement, complexité du langage, ...), mais sur le sens même de la vie : sans la conscience, "vous n'auriez aucun moyen de savoir que vous existez, encore moins qui vous êtes et ce que vous pensez", "la créativité n'aurait pas été aussi fertile", "la douleur ne serait jamais devenue la souffrance -ce qui n'est pas si mal, quand on y pense- mais cet avantage serait relatif puisque le plaisir ne serait pas non plus devenu bonheur".
La splendeur de l'intro, la clarté de sa problématisation, ne seront toutefois pas de trop parce que, après... il va falloir s'accrocher! Damasio va s'intéresser aux racines neurologiques de la conscience, en insistant bien sur le fait que la question n'est pas tranchée et qu'il présente des hypothèses (les hypothèses qu'il ne retient pas sont aussi brièvement présentées). Et (est-ce une surprise?) quand un chercheur en neurosciences qui a publié dans Nature présente l'état de sa réflexion sur une question qui n'est pas encore tranchée, c'est technique! Ses livres précédents l'étaient aussi, mais là il m'a semblé passer au niveau supérieur, au point que sans les brefs rappels en appendice sur la cartographie du cerveau, on aurait à mon avis difficilement pu parler de vulgarisation. Je ne suis certes pas le meilleur des baromètres quand on parle de neurosciences, mais malgré mon niveau très modeste j'ai une licence de psychologie, avec des cours de neuro pour chaque année de cours, et j'étais la plupart du temps complètement largué. Damasio estimait dans L'Erreur de Descartes que faire une hiérarchie entre les différentes zones du cerveau (en particulier selon leur apparition plus ou moins précoce dans l'évolution de l'espèce) n'avait pas trop de sens tant elles interagissaient entre elles : cette interaction est on ne peut mieux illustrée dans ce livre. Le tronc cérébral, le thalamus, certains secteurs du cortex (et bien d'autres encore), sont impliqués pour (selon l'auteur) aboutir à ce résultat si merveilleux qu'il peut sembler métaphysique à travers des échanges complexes, qui exigent pour bien les comprendre de saisir aussi les finesses de la communication des neurones entre eux.
Heureusement, comme dans les autres livres de Damasio, pas besoin de comprendre toutes les finesses techniques pour profiter du contenu. Même sans être expert·e dans les subtilités du noyau parabrachial, le·a lecteur·ice apprendra des choses sur la spécificité du coma et du sommeil, l'apparition progressive de la conscience dans l'évolution (l'auteur décrit la performance d'un lézard gobant une mouche et, sans dénigrer en rien la performance, explique pourquoi selon lui ça ne suffit pas à prouver l'existence d'une conscience chez le lézard), les liens entre sens et émotions, ... Et la conclusion, qui offre un point de vue évolutionniste sur la culture (qui serait une recherche d'homéostasie à l'échelle de la société) ou la mémoire historique ("la biologie et la culture sont dans l'ensemble en interaction"), est largement à la hauteur de l'introduction.
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