mercredi 30 septembre 2020

La névrose de classe, de Vincent de Gaulejac



 Ecrit par un sociologue, ce livre, qui décrit les difficultés personnelles causées, principalement, par l’ascension sociale, a l’ambition d’être une proposition de "sociologie clinique". En effet, Vincent de Gaulejac, en citant Bourdieu, regrette que la sociologie soit tombée dans un piège du "refus de l’existentiel", "cause essentielle du sociologue d’interroger certaines souffrances sociales". Les recueils de données sociologiques sont donc articulés avec des concepts psychanalytiques, et des commentaires de romans autobiographiques (principalement des romans d’Annie Ernaux, qui a validé l’analyse de l’auteur après sa lecture de la première édition). Le livre a été réédité 30 ans après (en 2016), prenant en compte l’évolution des formes de mobilité sociale (la lutte des classes se muant dans une certaine mesure en lutte des places).

  Le concept même d’ascension sociale est par certains aspects une injonction contradictoire : la réussite individuelle est une victoire sur les classes sociales plus prestigieuses, en ne restant pas à sa place, mais aussi une trahison de ceux et celles que l’on quitte, en passant du côté des possédant·e·s. Les complexités créées par ce type de situation sont particulièrement bien illustrées dans la biographie de François, présenté dans l’introduction : son père, ouvrier, communiste et syndicaliste CGT, méprise les bourgeois·e·s qui sont riches par le simple fait de leur capital, tout en admirant la richesse obtenue par la réussite. François est très bon élève sans être excellent, et échouera à réaliser le rêve par procuration de son père en n’étant pas admis à Polytechnique. Toutefois, il épousera la fille d’un polytechnicien, accédant par le mariage au statut de bourgeois… pour le plus grand plaisir de son père. Adhérant lui-même aux valeurs communistes, il souffrira beaucoup des injonctions contradictoires paternelles ("les bourgeois·e·s sont méprisables… mais je vais t’admirer si tu deviens un bourgeois") et de la sensation de trahison que lui donnera sa réussite (certes il n’a pas été admis à Polytechnique, mais il est ingénieur et doctorant en économie). La contradiction est plus violente encore à vivre quand, comme dans le cas de l’écrivain August Strindberg, les parents qui font pression pour la réussite ont eux-même subi un déclassement vécu comme humiliant (des études sont d’ailleurs citées pour montrer qu’un déclassement collectif, alors perçu comme un accident de l’histoire, sera bien moins douloureux qu’un déclassement individuel, qui sera plus spontanément attribué à un échec personnel). Certain·e·s ont pu surmonter cette contradiction en étant par exemple instituteur·ice, donc en restant en contact avec leur communauté d’origine (cette solution n’a toutefois pas fonctionné pour Colette, qui a livré son récit de vie à l’auteur dans le cadre d’un séminaire clinique : alors qu’elle pouvait accéder à ce statut précédemment enviable, elle a réalisé qu’elle pouvait viser plus haut, et qu’institutrice ce n’était finalement pas une ambition satisfaisante).

 Les rappels de cette contradiction se feront sentir régulièrement à différentes étapes du vécu : le statut social, ce n’est pas seulement l’acquisition de compétences qui permettent de se vendre à un meilleur prix, c’est aussi un cadre de vie, des codes sociaux. Cet entre-deux d’orgueil et de honte peut se présenter dès l’enfance. L’exemple particulièrement illustratif de la remise de prix à l’école est donné : l’enfant a pu battre les bourgeois·e·s sur un de leurs propres terrains (la réussite scolaire) et se fait féliciter publiquement, mais… c’est en présence de ses parents, qui sont alors soumis au regard des autres parents de l’école, moins bien vêtus, moins bien rodés aux manières jugées bonnes. De nombreux exemples de ce types sont donnés à travers l’analyse d’écrits d’Annie Ernaux : en accomplissant les souhaits de réussite de ses parents, elle a appris à… avoir honte de ses parents, après avoir eu honte d’elle-même quand elle subissait le regard des autres. La notion d’apprentissage de codes a aussi des conséquences dans le monde du travail, comme ça a été identifié chez les cadres : les cadres autodidactes sont bien plus exposé·e·s à des problèmes de santé, suite à l’ascétisme qu’il leur a fallu pour en arriver là, et une fois dans le monde du travail restent défavorisé·e·s, par exemple quand les acquis qui leur ont permis d’obtenir ce statut (rigueur, discipline) sont différents de ceux qui sont utiles pour y évoluer (flexibilité, réseau, …). 

Les vécus identifiés sont articulés avec des concepts psychanalytiques comme par exemple le complexe d’Œdipe (l’auteur rappelle qu’Œdipe était roi) ou le clivage. Comme Œdipe brisant des interdits fondamentaux, la personne qui réalise son ascension sociale brise un interdit en prenant une place qui n’est pas la sienne. L’intégration du complexe d’Œdipe est prolongée par l’identification d’enjeux avec les injonctions, par forcément les mêmes, du père et de la mère, ou encore en faisant un parallèle avec le développement sexuel (comme dans le cas d'Annie Ernaux, qui après une confession pendant laquelle le prêtre s’était beaucoup préoccupé de sa sexualité, s’était sentie sale en percevant suite à ce questionnement que ses parents étaient considérés comme sales, ou encore Colette, dont le développement psychique a été perturbé par le fait que son père ait renvoyé une domestique qui était enceinte de lui, créant pour elle des enjeux complexes). Les liens entre sociologie et clinique sont particulièrement clairs dans le dernier chapitre qui présente les séminaires "Roman familial et trajectoire sociale", qui rappelle fortement le travail d’Anne-Ancelin Schützenberger (elle recommande d’ailleurs ce livre) en invitant les participant·e·s à explorer leur rapport personnel avec ces enjeux à travers le récit, la construction d’un arbre généalogique mais aussi d’autres supports comme le dessin ("moins on sait dessiner, mieux c’est") ou encore des jeux qui évoquent le psychodrame.

 L’articulation entre sociologie et clinique tient ses promesses, même si le passage brusque de la socio à la psychanalyse m’a parfois laissé perplexe (s’appuyer sur des données et la page d’après s’appuyer sur des suppositions, en leur donnant le même poids… mouais…). L’importance et la complexité du sujet sont bien rendues, et clarifiées par des illustrations parlantes, le tout renforcé par une proposition thérapeutique très concrète à la fin. 


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