vendredi 26 septembre 2025

Psychopathologie des violences collectives, de Françoise Sironi

 


 Guerre, torture, exil, colonisation, les violences qui ont une dimension collective sont nombreuses, multidimensionnelles, peuvent être dévastatrices pour les victimes comme pour les bourreaux dont le statut, dans ces situations, est loin de toujours être le résultat d'un libre-arbitre. L'autrice a environ 15 ans d'expérience clinique auprès de personnes concernées, dans différents pays.

 Pour autant, le livre est... très frustrant. Le constat est difficilement contestable : oui, les stéréotypes se mettent en travers du soin et plus largement de l'accueil de ces personnes qui ont un vécu spécifique (déracinement, deuils multiples, culpabilité, désir de vengeance, ...), difficilement compréhensible de façon profonde et satisfaisante pour ceux et celles qui ne sont pas concerné·e·s, oui, un dogmatisme dans l'approche de la thérapie peut amener le ou la thérapeute à confondre une ignorance crasse et une fermeture d'esprit avec de l'expertise et de la sagesse et faire bien plus de mal que de bien aux personnes accompagnées (l'autrice utilise pour en parler le concept de maltraitance théorique, et donne l'exemple des personnes transgenre, n'hésitant pas à nommer par exemple Colette Chiland en citant des propos abominables qu'elle a tenus sur ce sujet), oui, la pluridisciplinarité est une clef pour avancer de façon sérieuse et constructive et ne pas s'enfermer dans des concepts rigides.

 Sauf que... toute cette expérience, toutes ces valeurs que je suis le premier à partager, sont restitués sous la forme d'un langage ampoulé qui donne artificiellement une impression de complexité alors qu'il y a à peu près trois ou quatre idées qui sont répétées encore et encore dans les 250 pages de l'ouvrage ("psychologie géopolitique clinique", ça fait beaucoup de mots -et l'autrice aime beaucoup rajouter des mots et les mettre en italique et les détailler pour montrer à quel point ce qu'elle propose c'est très sérieux et c'est très la complexité- pour dire que pour accompagner une personne il faut prendre son vécu dans son ensemble -historique, autobiographique, culturel, religieux, ...- et pas juste un aspect a fortiori si c'est une grille de lecture plaquée d'autorité sur le symptôme, ce qui est certes important mais qu'on peut exprimer de façon bien plus directe et accessoirement plus courte et moins hautaine). La prétention va jusqu'à basher du revers de la main les autres approches (qu'est-ce que ce serait s'il n'y avait pas la pluridisciplinarité et la nécessité de se prémunir d'une rigidité théorique dans les valeurs portées!) qui sont évidemment toutes superficielles et pour la plupart motivées par la cupidité parce que pourquoi pas (mais on ne va pas non plus l'argumenter sérieusement ou le sourcer, ce ne serait pas assez hautain).

 S'il y a quelques éléments intéressants, ce livre reste à mon sens une lecture très dispensable alors que vu le sujet et l'expérience clinique de l'autrice il ne devrait vraiment, vraiment pas l'être. Je l'ai refermé avec une énorme sensation de gâchis. 

lundi 8 septembre 2025

L'empathie est politique, de Samah Karaki

 

 L'empathie, c'est la connexion, c'est un lien profond, intime et émotionnel, c'est le souci de l'autre, pour tout dire, c'est presque l'humanisme concentré en un seul mot, c'est forcément bien, non? Est-ce que je n'ai pas entendu moi-même à plusieurs reprises, dans des groupes de recontre ACP, s'exprimer l'espoir d'un cercle vertueux d'empathie qui pourrait par ricochet amener à la paix dans le monde? Qui aurait la drôle d'idée de vouloir que les soignant·e·s, le monde du travail, les responsables politiques, aient moins d'empathie?

  La neurologue Samah Karaki va questionner très frontalement son statut implicite (et d'ailleurs parfois explicite) de baguette magique, avec des réflexions sourcées et des exemples spécifiques. Première fissure, aussi conséquente qu'évidente quand on la regarde en face, et probablement encore plus évidente pour une experte du fonctionnement du cerveau, l'empathie est, d'un point de vue cognitif, coûteuse (de façon assez analogue à l'attention). Si tentant que ce soit d'imaginer un univers constitué de personnes plus ou moins empathiques, ce qui impliquerait que si on rend plus empathiques les personnes qui le sont moins tout est réglé ou presque, l'empathie n'est pas un trait de personnalité (même si certains traits de personnalité la favorisent probablement, par opposition à d'autres!), le cerveau n'est absolument pas configuré pour être empathique avec tout le monde tout le temps. D'ailleurs, même Martin Buber, cité dans l'intro pour mon plus grand plaisir, dit qu'une relation Je et Tu (par opposition à une relation Je et Cela) n'est telle que pendant un temps donné.

 La conséquence, peut-être contre-intuitive, est une désensibilisation (la sensibilité à la souffrance de l'autre diminue avec l'exposition), ou encore une fatigue compassionnelle : la souffrance de l'autre me fait du mal donc mon objectif devient de m'en prémunir. L'autrice déplore ainsi que la réponse aux injustices et aux violences du monde devienne parfois une annexe du développement personnel, avec des recommandations et un mode de vie à adopter pour se préserver soi et garantir son épanouissement propre face à ce qu'endurent les autres. Un aspect plus insidieux est que le fait que l'empathie ait un coût donne la sensation d'avoir agi, d'avoir payé sa dette sociale, en ayant lu un texte, regardé une vidéo : "maintenant que j'ai bien partagé la souffrance de cette personne que je ne connais pas, je vais pouvoir passer à autre chose tout en estimant que je suis supérieur·e moralement à ceux et celles qui n'en ont pas fait autant".

 L'empathie est aussi une forme d'identification, et personne ne sera époustouflé·e de lire qu'on s'identifie plus aux personnes qu'on estime nous ressembler. L'humoriste Pierre-Emmanuel Barré propose le concept de mort-mélanine, à substituer à celui de mort-kilomètre (plus une tragédie a lieu loin, moins le public est touché), en constatant qu'un attentat terroriste aux États-Unis génère plus de compassion en France qu'un attentat terroriste en Turquie... la psychologie sociale a largement confirmé ce type de mécanismes. De nombreux critères diminuent l'empathie : la couleur de la peau, le fait de comprendre ou non la situation (un contexte géopolitique jugé trop complexe donnera un sentiment de fatalité et provoquera une grande distance émotionnelle), la sensation que les victimes sont responsables, ou encore l'anonymat, comme exprimé dans la citation (dont j'ai appris dans le livre qu'elle n'était en fait pas une citation de Staline) "un mort c'est une tragédie, un million de morts c'est une statistique". Pire, l'empathie peut rendre bien plus violent·e! Les personnes désignées comme ennemies de celles auxquelles on s'identifie ("dans les contextes de conflit, la cohésion interne du groupe s'intensifie", "la victime a toujours raison moralement" et ce y compris voire surtout quand la personne identifiée comme victime fait partie d'un groupe dominant) deviennent plus facilement des monstres diabolisés voire des cibles à détruire ("plus de 100 études et une méta-analyse ont documenté une association solide entre les biais d'attribution hostiles et les comportements agressifs"). L'empathie, ce n'est pas se promener avec un grand sourire et un écriteau "free hugs", c'est un mécanisme qui peut très fortement renforcer le "nous contre eux" à l'origine des pires violences.

 Enfin, l'empathie est une sensation d'identification, mais pour des raisons pratiques (non, ne cherchez pas, même avec la physique quantique ça ne marche pas) on ne se met pas littéralement à la place de l'autre. Dans la mesure où on ne peut partir que de ses représentations, on se met donc à la place d'un autre imaginaire, au détriment de la complexité voire en se contentant de percevoir les aspects de l'autre qui nous conviennent, d'autant que l'empathie n'est pas un dialogue. Je rentre en empathie avec la personne en détresse, vulnérable, que j'ai vue sur la vidéo, ou pire encore avec les personnes en détresse que j'identifie comme étant toutes les mêmes. Si seulement je pouvais les aider, en répondant à ma façon aux besoins que je suppose être les leurs, quelle gratitude je recevrais probablement! Certes, le trait est forcé, mais l'autrice donne des exemples, détaille des mécanismes, où on n'est franchement pas si loin de cette caricature. Et surtout, si l'idée paraît évidente une fois visible, on est loin, très loin, de cette représentation intuitive de l'empathie comme une rencontre (en tant que thérapeute dont la pratique est axée sur l'empathie, je me sens obligé d'ouvrir une petite parenthèse hors de l'aspect social : l'Approche Centrée sur la Personne implique de vérifier régulièrement qu'on a, précisément, bien compris ce que la personne vivait et exprimait, l'un des intérêts des reformulations empathiques est qu'elles permettent d'être contredit·e).

 C'est un livre qui secoue, et je pense qu'il secouera particulièrement les rogérien·ne·s. Le "révolutionnaire tranquille" Carl Rogers articule son projet thérapeutique à un projet politique, et si tout ne repose pas sur l'empathie (l'autrice invite dans la conclusion à laisser la place à l'inconfort de la rencontre... si on applique sérieusement les principes de l'ACP en pédagogie où à n'importe quel niveau collectif, l'inconfort est garanti!), c'en est le pilier le plus ostensible et, probablement, le plus tentant, et à mon avis c'est probablement à cause des contresens qui sont dénoncés par Samah Karaki : non, l'empathie, ce n'est pas un état d'illumination ou de sagesse qu'on acquiert, non, rencontrer l'autre, ce n'est pas un élan d'amour humaniste irrépressible, ça peut déclencher de la colère, du mépris, du rejet, et si on l'oublie c'est probablement qu'on est plus rempli de naïveté au mieux et de condescendance au pire que d'empathie.

 J'ai bien eu quelques objections pendant la lecture. Si l'empathie est politique, comme le rappelle le titre, est-ce que précisément en tant que ressource limitée elle ne devrait pas être objet de mobilisation, plutôt que rejetée comme une fausse bonne idée? L'action politique, ça consiste beaucoup à occuper l'espace : rendre de l'empathie aux personnes qui n'en ont pas parce que subissant des discriminations (je pense par exemple aux victimes de violences sexistes et sexuelles, on pourrait aussi parler des victimes de violences policières, ou aux critiques médiatiques qui observaient après le 7 octobre 2023 que les reportages tendaient à montrer des témoignages personnels côté israélien, et des gravats d'immeubles côté palestinien), est-ce que ce n'est pas précisément un combat à mener? L'expérience de Milgram a certes montré que l'empathie n'empêchait pas de torturer une personne innocente (les sujets de l'expérience vivaient un inconfort extrême, pour autant les résultats de l'expérience sont glaçants), mais a aussi montré que plus il y avait de proximité physique, moins les personnes obéissaient longtemps. L'autrice dénonce le coût de l'empathie, sa sensation de fausse proximité, qui donne l'impression d'avoir agi, soutenu, en n'ayant absolument rien fait de concret, mais relève aussi que la diffusion de la photo et de l'histoire d'Aylan Kurdi, enfant noyé en fuyant la Syrie en guerre, a fait augmenter les dons aux associations.

 Bien sûr ces réflexions sont anecdotiques au regard de l'importance et de la qualité du travail du livre (qui d'ailleurs contient probablement plusieurs contre-arguments à leur opposer), que je recommande à tou·te·s et en particulier aux thérapeutes humanistes qui sont à mon avis, y compris pour de bonnes raisons, très vulnérables aux illusions qui y sont dénoncées.

jeudi 28 août 2025

Vivre après ta mort, d'Alain Sauterand

 


 Psychiatre plutôt spécialisé dans la thérapie des Troubles Obsessionnels Compulsifs, l'auteur propose un ouvrage à la fois accessible et détaillé sur les spécificités et l'accompagnement du deuil, après avoir lui-même été pris au dépourvu par ses propres manques lors d'une consultation.

 Le livre articule un regard général sur le processus de deuil et ses aspects contre-intuitifs (en particulier sa temporalité qui prend au dépourvu et la difficulté pour les personnes concernées à être comprises sur le long terme -"au cours des mois, de moins en moins de personnes pensent au défunt ou à l'endeuillé", "aucun proche ne perd la même personne", ...-) et un regard plus technique, par exemple sur les conséquences du deuil sur la santé physique et mentale (et les vulnérabilités qui augmentent le risque que le deuil soit un deuil pathologique), l'attitude à tenir face aux enfants qui est selon l'auteur peu documentée (principalement prendre la souffrance autant au sérieux que celle des adultes, prendre en compte leurs représentations et les contresens qu'ils pourraient faire, ne pas minimiser la situation ou tenir de propos contradictoires car les enfants finiront par le savoir, ...) ou encore le rapport au deuil des soignants.

 Plus que d'autres ouvrages sur le sujet, celui-ci s'attarde sur les spécificités du deuil pathologique. C'est un sujet particulièrement délicat : Christophe Fauré, autre expert, insiste par exemple sur l'importance de respecter des comportements qui pourraient paraître extrêmes et pathologiques, Emmanuelle Zech (citée plusieurs fois) disait récemment dans une conférence que la distinction entre deuil normal et pathologique n'apportait rien à ses accompagnements, le fait de pathologiser certaines attitudes risque d'amplifier le manque d'attention et d'écoute évoquée plus haut... autant dire que je n'ai pas tout à fait abordé cette partie avec un enthousiasme incontrôlable.

 S'il donne des éléments qui doivent alerter, en particulier le fait que les comportements ne semblent pas, sur le long terme, se diriger vers un apaisement, ou le fait qu'ils fassent du mal au reste de la famille qui n'ose rien dire (un exemple est donné d'une mère qui, après un échange, pose une photo de son fils décédé à côté de celle d'une autre personne décédée de la famille, plutôt que, via un montage, l'intégrer à chaque nouvelle photo de famille... un compromis qui semble lui convenir à elle aussi), il rappellera plus tard qu'il n'y a pas de consensus scientifique sur le sujet.

 C'est dans la dernière partie, qui consiste en des recommandations pour un accompagnement en TCC et pas nécessairement destinée au grand public, que les réserves sur cette distinction entre normal et pathologique sont levées ou en tout cas largement nuancées : en effet, ce n'est pas le·a thérapeute qui décrète que tel ou tel comportement est néfaste et doit cesser, mais la décision est prise en commun à la suite d'un échange. Le·a thérapeute demande à la personne accompagnée si le comportement qu'on pourrait questionner lui fait du bien, et c'est sa réponse qui compte, et qui pourra amener à la proposition de solutions et l'élaboration commune d'un objectif. La personne, par exemple, n'est pas considérée comme irresponsable ou trop bouleversée pour savoir ce qui est bon pour elle, et c'est une précision fondamentale.

 Ce livre est très complémentaire avec Vivre le deuil au jour le jour, de Christophe Fauré. Le premier, comme son nom l'indique, prend le temps de détailler cette expérience intense et profondément déstabilisante de vivre un deuil, ce livre là va donner plus d'éléments pratiques, ce qui correspond à d'autres besoins qui peuvent exister aussi. 

jeudi 14 août 2025

Le voyage dans l'Est, de Christine Angot

 

 Dans ce livre, l'autrice évoque de façon très factuelle l'inceste qu'elle a vécu de la part de son père. Elle en avait déjà parlé, mais sans donner de nom, en passant par un personnage, en étant réticente à parler publiquement de son propre vécu... tout en vivant ce rapport à la vérité de façon complexe. Elle avait par exemple voulu refuser une interview avant que son éditeur n'insiste fortement. Devant la pression et l'enjeu bien réel (le roman ne se vendait pas, n'était pas évoqué dans la presse, accepter l'interview et les conditions de la journaliste -parler des points communs entre le personnage et l'autrice, rentrer dans le détail de son vécu-, c'était garantir une critique positive dans des pages prisées), elle finit par accepter. Devant le risque de procès en diffamation, la journaliste souhaite finalement publier l'interview, mais de façon anonyme (la critique du livre, elle, fera partie du marché comme convenu). Enjeu ou non, Christine Angot refuse ces nouvelles conditions.

 Là, des noms, des lieux, des dates, sont données. Du moins, autant que possible. Prolongeant le refus de l'agresseur de nommer les choses, la confusion, conséquence du traumatisme, empêche de se les réapproprier pleinement, de retrouver une cohérence au moins chronologique ("Ce qui peut manquer, faire défaut, c'est l'historique. L'ordre. L'enchaînement technique des scènes. La logique de certains gestes. Tel week-end ou tel autre. C'est plus difficile à garantir. Parfois, j'y arrive. Gérardmer, la bouche. Le Touquet, le vagin. L'Isère, l'anus. La fellation, c'est venu tôt. Il n'y a pas de date. Ça arrive bientôt. C'était entre Gérardmer et Le Touquet. L'enchâssement n'est pas toujours certain.").

 Pour autant, dès la première agression, alors qu'à douze ans elle rencontre pour la première fois cet homme intimidant, à la carrière prestigieuse, qui accepte de la reconnaître officiellement (mais pas de lui faire rencontrer son demi-frère ni sa demi-sœur), elle met déjà le mot d' "inceste" sur ce qu'il se passe quand il l'embrasse sur la bouche. Elle n'est pas dupe lorsqu'il décrit son érection comme une preuve d'amour paternel. Elle est en hypervigilance ("une surveillance constante, sans relâche. Les gestes, les expressions") sur ses gestes à lui, sur les moments où elle pourrait éventuellement se protéger (les tentatives de protection seront toujours contournées), sur ce qu'elle laisse paraître ("Mon attitude ne reflétait pas ma peur. Je pensais une chose, j'en manifestais une autre"). 

 Par ailleurs, elle parlera. Souvent plus tard qu'elle ne l'aurait voulu, à sa mère, en particulier. Elle confrontera son père. Elle en parlera à des amants, à des collègues. Mais, quand résistance il y aura (son premier amant... de 30 ans alors qu'elle an avait 16, son époux, confronteront l'agresseur), elle sera écrasée (les deux hommes assisteront finalement à des incestes sans réagir), sans parler des réactions qui seront une violence (ses collègues de théâtre lui disant avec un clin d’œil que son père serait une personne très séduisante, son demi-frère se refusant à trancher entre deux versions opposées, ...).

 En effet, l'agresseur, traducteur brillant dont les compétences intimident (il parle 30 langues!), en plus de prendre l'habitude de reprendre son entourage sur les formulations utilisées ("C'était un présage magnifique, tu ne trouves pas? Il ne faut pas que je dise "tu ne trouves pas" devant Pierre. Il ne va pas être content", dira sa femme dans une de leurs premières conversations), façon détournée de se donner une position d'autorité, de créer chez l'autre une vigilance constante, imposera sa lecture de ce qu'il s'est passé. La première fois que l'autrice lui demandera à passer un week-end père-fille normal, il dira oui ("Bien sûr. Ce n'est pas le plus important entre nous") et prendra pour prétexte un contact avec son sein quand elle lui tiendra le bras ("tu te rends compte de ce que tu fais, là?") pour poursuivre les violences. Une seconde fois, plusieurs années plus tard, il donne à nouveau son accord pour le temps d'un week-end ("Je n'avais plus d'illusions sur la valeur de sa parole. Mais pas d'autre recours") puis la ramène à la gare ("J'étais perdue, paumée. Seule. J'avais quatre heures à attendre avant le prochain train. Je n'avais rien à lire. Pas d'argent. Je ne pouvais pas téléphoner"), malgré ses protestations et ses larmes, dès le premier refus ("Je n'ai pas à subir tes reproches", "Tu es blessante").

 Il parlera parfois de l'inceste comme d'une curiosité intellectuelle (il commentera une allusion dans un livre par "Il faudrait que le lecteur s'interroge, qu'il se demande s'il est dans le rêve ou dans la réalité, que ce soit un peu incertain, un peu à la manière de Robbe-Grillet. Tu as lu son dernier roman, Djinn?"), parfois comme d'un sujet sur lequel quand même elle pourrait faire l'effort d'être discrète ("Tu vois, pour moi, quand on les rencontre, comme là, il est extrêmement déplaisant de savoir qu'ils connaissent nos rapports"), ou encore se victimisera à outrance quand les choses ne suivent pas le cours qu'il souhaite. Mais surtout, il se mettra, par ses actes même et par son attitude, en travers du besoin de l'autrice de faire officiellement partie de la famille (dès leurs premiers échanges, elle veut rencontrer ses enfants, ce qui lui est refusé, et c'est comme ça qu'elle demande à passer un week-end sans viols -"J'aimerais bien avoir des relations avec toi comme celles qu'ont les autres enfants avec leur père. Je voudrais savoir ce que c'est. Je voudrais vraiment connaître ça. J'en ai besoin."-).

 Au delà du comportement, des comportements, de l'agresseur, qui étend son emprise avec suffisance pendant des années sans se soucier des nombreux symptômes traumatiques qu'il provoque, Christine Angot exprime une forte colère contre la société en général : "quand le père démontrait, par cet acte, qu'il ne considérait pas sa fille comme sa fille, mais comme autre chose, qui n'avait pas de nom, toute la société le suivait, prenait le relais, confirmait". Cette confirmation passe par les blagues douteuses et les ricanements de journalistes et animateur·ice·s télé, les questions sur le plaisir ressenti ("est-ce qu'on demande à un enfant battu s'il a eu mal?"), les acteur·ice·s de la pièce sur l'inceste relayant "le point de vue de spectateurs ayant connu votre père et le trouvant séduisant, qui posaient sur vous un œil brillant et interrogateur comme si vous étiez l'une de ses conquêtes", un écrivain qui explique "en vous regardant droit dans les yeux d'un air de défi, qu'une de ses amies avait vécu un inceste avec son père, et que ça s'était très bien passé.", ou encore Eric Dupont-Moretti plaidant l'inceste heureux au procès Mannechez (les personnes ne sont pas nommées et l'autrice utilise le terme "inceste consenti"). Ayant subi d'autres viols étant adulte, elle exprime aussi une colère contre la minimisation de l'inceste sur les adultes, qui reste de l'inceste.

 Ce livre est une prise de parole qui met en relief les entraves à cette prise de parole. Il constitue une bonne illustration de la distinction entre libération de la parole et libération de l'écoute. 

jeudi 7 août 2025

La fin de la plainte, de François Roustang

 


 

 Ce livre, écrit non pas par François Roustang psychanalyste mais par François Roustang hypnothérapeute (c'est extrêmement net dans les réflexions théoriques), s'applique à travers une série d'articles à définir en quoi consiste vraiment l'acte thérapeutique, ou peut-être plutôt le mouvement thérapeutique.

 Dans la tradition du mouvement systémique, il va beaucoup être question de pas de côté. Le premier est indiqué dans le titre, ou plutôt dans l'explication qu'en fait l'auteur : se donner comme objectif de mettre fin à la plainte n'est pas, comme on pourrait le penser intuitivement, se débarrasser des symptômes (parce que oui, de fait, plus de symptôme, plus de plainte... enfin, en théorie, justement!) mais réduire le décalage entre la plainte et la souffrance, la réalité de la personne accompagnée. 

 La plainte occupe l'espace, devient un objet en soi, focalise l'attention sur un élément au détriment des autres, potentiellement entretient l'impuissance. S'intéresser à la spécificité de la plainte comme forme permet un regard différent sur le fond. De plus, mettre fin à la plainte ne consiste pas à régler tous les problèmes, mais à déplacer l'objectif thérapeutique sur  le vécu, la perception de la personne.

 Cette idée se prolonge dans des réflexions sur le mouvement dans la continuité de la théorie systémique : l'état de souffrance correspond à un équilibre, donc par essence chercher à bouger tel ou tel élément de l'équilibre s'opposera à une résistance. Ce qui va vraiment générer, ou plutôt permettre, du mouvement, c'est le vide. François Roustang propose par exemple de revenir à l'ici et maintenant, d'amener le·a client·e à s'attarder, en profondeur, à percevoir et ressentir, la situation telle qu'elle est, d'oublier temporairement la destination et le blocage qu'elle va nécessairement générer, une attitude contre-intuitive mais conforme par exemple aux principes de l'Approche Centrée sur la Personne, et illustrée dans une vignette clinique parlante.

 Une autre idée forte, peut-être une autre facette de la première, concerne l'attitude du ou de la thérapeute. Il est encore question de vide : les conditions du mouvement thérapeutiques seront favorisées par l'accueil, plus que par le fait, en caricaturant un peu, de jeter le plus de techniques possible sur le·a client·e en attendant que l'une d'elles fonctionne. "Le sens va naître des sens, car il nous disent une complexité particulière que nous n'avons jamais appréhendée auparavant, puisque nous ne nous sommes jamais trouvés auparavant devant cette personne, cette famille, ce groupe." Si cette vision me paraît particulièrement précieuse, j'ai du mal à suivre l'auteur quand il appelle plus ou moins à oublier la théorie, en particulier dans le titre du chapitre qui invite, rien que ça, à "en finir avec la psychologie" (et en plus, du coup, si on "en finit avec la psychologie", qui va lire son livre?).

 Ce désaccord peut-être un peu technique ou hors-sol ("oui, c'est bon, on a compris qu'il ne parlait pas en absolu, en plus, même si il est peut-être un peu condescendant, il dit bien dans le même chapitre que la théorie est utile") illustre une difficulté récurrente que j'ai eue avec ce livre : les développements sont plus ou moins poussés, plus ou moins complexes, plus ou moins puristes, et ce n'est pas toujours évident de savoir si, depuis son expérience et son goût poussé pour les pas de côté, l'auteur dit quelque chose de subtil et d'important qu'il vaudrait vraiment la peine de prendre le temps de saisir, ou s'il est juste en train de s'écouter parler (un comble pour quelqu'un qui parle de Narcisse toutes les 5 minutes dans les premiers chapitres). Hélas, certains moments ne sont pas rassurants tant il sait prendre un ton particulièrement hautain pour dire des banalités (un exemple parmi d'autres, le fait de faire un groupe contrôle avec un placebo dans les études pharmaceutiques serait contradictoire avec la part de mystère qu'aurait l'effet placebo, on ne sait pas trop pourquoi, mais l'auteur semble trouver son point de vue sur la question particulièrement brillant). Le dernier chapitre, en particulier, où il pousse la condescendance jusqu'à l'écrire sous la forme d'un dialogue entre un père et "une petite fille", est particulièrement pénible à lire : entre la forme qui caricature la personne qui s'écoute parler ("L'avare de mots est un avare de pensées, l'avare de pensées est un avare de corps, l'avare de corps est celui qui ne montre plus rien parce que, dans sa plénitude, il accède à la banalité", "la plus sûre cachette de l'avarice, c'est l'ordinaire des jours"... écoute, pourquoi pas, si ça te fait plaisir...) et les adversaires imaginaires (pensée particulière aux "travaux savants qui, à grand renfort de linguistique ou de révolution quantique, et payés par le gouvernement, s'il vous plaît, veulent prouver ce que tout le monde sait depuis toujours", et évidemment il dit une énormité juste après) qu'il terrasse de la brillance autoproclamée de sa rhétorique, j'ai résisté à la tentation de jeter le livre en travers de la pièce mais j'ai du le refermer plusieurs fois le temps de soupirer et lever les yeux au ciel pour venir à bout de ces dernières pages.

 Le propos, le regard, sont intéressants et originaux, mais peut-être moins (voire beaucoup moins!) que ne semble le penser l'auteur... c'est dommage, parce que l'agacement et l'impatience m'ont peut-être fait passer à côté de vraies prises de conscience en me faisant renoncer à prendre le temps de vraiment comprendre certains passages. 

jeudi 24 juillet 2025

Votre peau a des choses à vous dire, de Laurent Misery

 


 La peau, de toute évidence, a d'abord un caractère physiologique. Certes un psychanalyste s'y est intéressé de près, mais en fac de psychologie, j'en ai entendu parler très brièvement, et c'était une infime partie d'un cours de neurologie. Pour autant, cette partie du corps est intimement liée à la santé mentale : "il faut admettre que la peau n'est pas qu'un morceau de cuir inerte. Au contraire, il faut prendre conscience qu'elle possède tous les outils physiologiques pour exprimer physiquement nos émotions."

  On peut, dans le domaine de la psychothérapie, faire l'impasse de tout ce qui concerne la peau (même si ce serait, comme le démontre le livre, un point aveugle) mais l'auteur, dermatologue, va rapidement convaincre le·a lecteur·ice qu'on peut difficilement se préoccuper de la santé de la peau sans se préoccuper de santé mentale, tant les liens peuvent être intimes. En effet, la peau, c'est l'image de soi : des rougeurs, de l'acné, des cheveux qui tombent, peuvent être dévastateurs à vivre. Les démangeaisons, les problèmes chroniques, peuvent générer des souffrances extrêmes ("un patient atteint de dermatite atopique passe en moyenne 2 heures sur 24 à se gratter"), et je pense qu'une argumentation détaillée est superflue pour expliquer que le manque de sommeil, l'inconfort qui ne laisse jamais tranquille, le désespoir, tendent à être moyennement épanouissants. Certaines pathologies poussent à s'automutiler de diverses façons, ce qui implique de reconnaître les lésions et peut être très délicat à amener en consultation, certains délires relevant d'un suivi psychiatrique convainquent la personne de problèmes qui s'avéreront non observables, la dysmorphophobie pousse certain·e·s patient·e·s à demander des soins qui n'atténueront pas la souffrance (la partie du corps jugée difforme en sera une autre), ... Les maladies psychosomatiques sont également une réalité, que l'auteur invite à prendre au sérieux de façon critique ("le stress n'a pas d'effet sur la peau par magie ou par des ondes mais bien parce qu'il y a des substances chimiques qui transmettent l'information aux cellules").

 Tous ces sujets peuvent s'articuler. Autant dire que la complexité est grande, et la détresse des personnes accompagnées rend d'autant plus indispensable d'avoir la bonne attitude. Les situations cliniques permet d'apprécier la difficulté non seulement de faire le bon diagnostic, mais aussi d'être entendu·e pour que les recommandations soient appliquées. Certaines situations sont particulièrement contre-intuitives : un jeune patient souffre de prurit tout en étant dans le déni d'une souffrance psychique visible. Il finit par en prendre conscience et entame une psychothérapie qui était plus qu'indispensable. Pour autant, le prurit ne disparaît pas, et d'ailleurs son apparition et son intensité n'étaient pas corrélées à son bien-être, il s'agissait bien de deux sujets distincts (qu'il traitera de deux façons distinctes avec deux soignant·e·s distinct·e·s). Si l'auteur reconnaît la complexité du sujet, parfois amplifiée par l'attitude de certain·e·s proches (même si les proches sont très aidant·e·s dans la plupart des situations évoquées) ou par des convictions complotistes, il dénonce sans complaisance le manque d'humilité, le manque d'écoute, qui peuvent pousser à des erreurs (avec des situations qui tiennent de l'aberration, par exemple le fait que les livres de médecine aient affirmé pendant deux siècles qu'il n'y avait pas de prurit au cours du psoriasis -avec le manque d'écoute auprès des personnes concernées, et les erreurs de diagnostic, qu'on peut imaginer- alors que quand un chercheur a pris la peine de vérifier il s'est avéré que c'était le cas dans 80% des situations, ce qui fait un peu plus que 0%).

 Les informations techniques sont précieuses et étonnamment accessibles (même si je ne vais pas faire semblant d'avoir tout retenu!), mais sont surtout l'opportunité de rappeler comment écouter les personnes accompagnées, comment prendre en compte toutes les dimensions de leur souffrance même si certaines, niées ou trop douloureuses, peuvent être difficilement accessibles, comment s'exprimer en prenant en compte ce qui sera entendable. 

mercredi 9 juillet 2025

Légère comme un papillon, de Michela Marzano

 


  Michela s'est battue toute sa vie pour obtenir l'approbation impossible de son père ("si je le déçois, continuera-t-il à m'aimer? N'a t-il pas toujours répété que quand j'étais "malade", je n'était plus "moi"? Ne me répète-t-il pas aujourd'hui encore qu'il est fier de mes succès?"). Quand elle avait dix-huit mois, sa mère a été hospitalisée de longues semaines. On ne lui a pas expliqué ce qu'il se passait, ni dit quand elle allait revenir. Elle n'a bien entendu pas de souvenirs de l'évènement, mais il a laissé en elle des traces profondes, en particulier dans son rapport à la séparation.

 Le titre du livre suggère qu'elle va parler de son anorexie. De fait, ça va être le cas, mais indirectement. Elle va parler de ce qui a construit l'anorexie, de quoi cette anorexie la protégeait. "Arrêter de manger pour me convaincre que je n'avais besoin de rien." "Quand je mange et qu'ensuite je vomis, tout s'arrête là, il n'y a ni avant ni après. Aucune obligation." "Vomir efface ma culpabilité, c'est la seule chose qui me calme." "Le piège de la perfection humaine est terrible. L'anorexie en est un des symptômes. Car une anorexique est prête à tout pour être irréprochable." Un bouclier contre les émotions, les besoins, la vulnérabilité. Un conformisme, fut-il paradoxal parce que sa santé, loin de la rendre invisible, inquiète. Une armure qui protège, mais surtout qui emprisonne.

 Aujourd'hui, elle est décidée à sortir de cette prison. Non seulement à ne pas se conformer, jusqu'à l'impossible, aux attentes des autres ("je haïssais l'enfant qui était en moi et qui pleurait. Je l'insultais parce qu'elle n'était pas assez forte", "tant que l'on se conforme aux attentes des autres, on se trahit profondément"), mais aussi à leur restituer leur responsabilité : "en fait, c'est moi qui avais été trahie. Toutes les fois où je n'avais pas pu dire mon angoisse et ma peur. Toutes les fois où je m'étais adaptée pour ne pas déranger". Car ce dont elle se protégeait, c'est précisément ce à quoi elle avait besoin de se confronter. "Le véritable problème est en réalité de comprendre ce qu'on accepte pas, et pourquoi." "Quand on se met à creuser et à chercher en soi, la guerre éclate." C'est par cette lutte contre elle-même et contre le culte du silence, à différents niveaux, dans sa famille, qu'elle a appris à se donner le droit, peut-être l'obligation, de ne pas être parfaite, qu'elle a appris à chercher l'amour d'elle-même avant de chercher, désespérément, l'amour des autres.

 Ce résumé est énormément constitué de citations parce que... l'autrice sait vraiment aller au cœur des choses, choisir les mots pour exprimer l'important. Et en plus, c'est la version française : l'autrice, qui a dans sa vie navigué entre les deux langues, autre sujet important du livre, l'a écrit en italien. Ce livre parle de troubles du comportement alimentaire, mais il parle surtout de relation avec les autres, de relations avec soi, de se protéger des fausses armures. Il est plutôt court, mais je pense que peu de lecteur·ice·s n'auront pas été secoué·e·s : le battement d'aile de ce papillon là est incontestablement assez puissant pour déclencher des tornades.

jeudi 26 juin 2025

Dépression : s'enfermer ou s'en sortir? d'Antoine Pelissolo

 

 

 Écrit par le psychiatre Antoine Pelissolo à destination du grand public (personnes dépressives et proches de personnes dépressives), ce livre est synthétique sans faire l'économie de la complexité, et a le souci d'être le plus à jour possible sur les connaissances disponibles.

  Les symptômes (manque d'énergie voire épuisement, incapacité à ressentir du plaisir ou de la motivation, angoisse et désespoir, ...), les causes, les traitements, sont passés en revue. Les causes sont infiniment plus complexes qu'on ne pourrait le croire, la dépression est une maladie qui peut être provoquée par une multiplicité de facteurs, autobiographiques, sociaux, psychologiques et même biologiques, et ce sujet a encore plusieurs zones d'ombres. Une comparaison, contre-intuitive, est faite (en tout cas pour une partie des cas) avec une maladie infectieuse : la prédisposition est là (les vulnérabilités génétiques, évidemment complexes, sont activement explorées par la recherche), un premier choc (par exemple un deuil) va provoquer le premier épisode, et la personne sera ensuite exposée à des épisodes récurrents (un épisode dépressif peut durer plusieurs mois).

 Les traitements vont de la psychothérapie, difficile à évaluer, aux approches plus contraignantes comme les médicaments antidépresseurs (l'auteur détaille les différentes générations existantes, sachant que l'efficacité se fait sentir au bout de 4 à 6 semaines) ou, pour les cas sévères, l'électroconvulsivothérapie (on est loin de l'image qui s'est gravée dans l'esprit collectif avec Vol au dessus d'un nid de coucous, mais ça implique tout de même une anesthésie générale à chaque séance ce qui est loin d'être anodin).

 L'auteur donne également des conseils pour accompagner les proches : ne pas forcément parler de dépression mais de mal-être ou d'anxiété pour inciter à consulter si le mot fait peur, rester présent·e (d'autant que les symptômes vont faire que la personne aura l'impression d'être un poids mort et de mériter d'être seul·e) tout en respectant son rythme (les invitations à se secouer seront très contre-productives, proposer des sorties régulièrement tout en étant ouvert·e aux refus peut faire une grande différence), et bien sûr se protéger du risque de fatigue compassionnelle. 

 Le livre est accessible, synthétique et précis, ce qui est d'autant plus salutaire pour une maladie qui est très stigmatisée bien qu'elle touche de nombreuses personnes ("environ 3 millions de français touchés en 2007"). Je suis d'autant plus surpris par le titre qui suggère un contenu binaire et qui renforce le stéréotype des personnes dépressives se complaisant dans leur état.

samedi 21 juin 2025

Chaque dépression a un sens, de Johann Hari

 


 L'auteur est dépressif depuis l'adolescence. Rien de très préoccupant du moment que c'est diagnostiqué : c'est juste un déficit en sérotonine, il suffit d'une prescription d'antidépresseurs et hop, bouclier magique à volonté. Bon, au bout d'un moment, ça ne marche plus, mais c'est parce que c'est le moment d'augmenter la dose. Les effets secondaires sont moyennement agréables, mais c'est un prix dérisoire à payer quand il suffit d'avaler un comprimé pour se sentir bien.

 Sauf que... l'hypothèse du déficit en sérotonine comme cause de la dépression paraît cohérente, voire évidente, mais ne repose pas, scientifiquement, sur des bases solides (d'ailleurs, pour certain·e·s interlocuteur·ice·s de l'auteur, dépression et anxiété sont des symptômes différents de la même pathologie, même si l'auteur évoquera la dépression sur l'ensemble du livre). Plus préoccupant, et des méta-analyses reprenant l'ensemble des données disponibles l'ont confirmé formellement, la démonstration de l'efficacité des antidépresseurs repose sur le biais de non-publication (un biais fréquent dans les recherches commandées par l'industrie pharmaceutique : les études publiées ne mentionnent pas le résultat des études qui n'ont pas eu le résultat escompté, et surtout ne mentionnent pas leur quantité). Si l'auteur semble estimer que les antidépresseurs doivent continuer d'être prescrits parce que c'est nécessaire dans des cas particulièrement graves (mais jamais comme une solution unique et suffisante), d'autres interlocuteur·ice·s sont plus critiques dans la mesure où, si les effets positifs sont litigieux, les effets secondaires sont largement établis. Comme vous l'imaginez, Johann Hari a été particulièrement secoué par cette découverte, allant à l'encontre de la conviction qu'il avait toujours eue et qui le concernait très directement. C'est peut-être pour ça que cette partie est particulièrement détaillée, les arguments contre sont pris au sérieux et réfutés avec exigence. 

 Mais si ce n'est pas la sérotonine, c'est quoi? Ça tombe bien, l'auteur est journaliste et va donc pouvoir enquêter. D'ailleurs, dans le "c'est quoi", il y a des critères sociaux, et il est transparent sur le fait que sa situation est privilégiée et loin d'être accessible à tout le monde (il gagne bien sa vie, et peut prendre son temps parce que son livre précédent s'est bien vendu). En effet, ça ne va probablement estomaquer personne mais le livre fournit plusieurs chiffres pour le confirmer, la pauvreté, mais aussi la précarité, démultiplient les risques d'anxiété ou de dépression (l'expérimentation d'un revenu universel de façon très localisée au Canada a eu un effet significatif sur le bien-être, bien sûr parce que le niveau de vie était meilleur, mais peut-être encore plus parce que le revenu ne risquait pas de disparaître du jour au lendemain -même si c'est ce qui s'est finalement passé quand l'expérimentation a été arrêtée- et parce que les personnes concernées n'étaient plus contraintes d'accepter, pour subvenir à leurs besoins fondamentaux, un travail qui pouvait les briser physiquement ou psychologiquement). Autre critère : l'auteur fait quelque chose qui a du sens pour lui, par opposition à l'une des personnes interrogées qui fait un travail extrêmement ennuyeux et répétitif mais gagne bien sa vie, et n'ose pas prendre le risque, même si le dilemme est récurrent, de démissionner pour un projet moins sécurisant mais qui lui convient mieux. En revanche, si la pauvreté est en soi une menace pour la santé mentale, l'obsession pour la richesse peut l'être aussi : la recherche d'un statut toujours plus élevé impose généralement de rentrer dans une compétition du statut pour le statut, autre forme de précarité qui a l'avantage (non négligeable!) de ne pas menacer matériellement (changer sa Bentley pour une BMW, ce n'est pas tout à fait pareil que ne pas mettre le chauffage en hiver ou être expulsé·e de son logement) mais génère un stress constant et une menace pour l'estime de soi qui devient dépendante de la domination sur les autres.

 L'auteur liste plusieurs causes, celles que j'ai évoquées plus haut, le manque de contact avec la nature (Johann Hari est lui-même un citadin convaincu et traîne des pieds, au propre et au figuré, quand la personne qu'il interviewe pour son enquête répond à ses questions au cours d'une randonnée en montagne), la perte d'espoir et le sentiment d'impuissance, des causes biologiques (qui ne seront pas la cause mais renforcent la vulnérabilité), des traumatismes vécus dans l'enfance (l'auteur est lui-même concerné, et l'antidépresseur comme réponse à tout l'empêchait aussi de remettre en question sa narration estimant que les adultes avaient fait leur possible et que personne n'était vraiment responsable à part lui), l'absence de considération sociale... Et, pour lui, la meilleure réponse à apporter à tout ça est la relation. Il donne entre autres l'exemple d'un mouvement social contre une augmentation du prix des loyers dans un quartier pauvre à Berlin qui a tissé des liens forts entre des voisin·e·s qui ne se parlaient pas (hippies, imigré·e·s plutôt conservateur·ice·s, militant·e·s LGBT, ...), de la création d'un jardin par une vingtaine de volontaires patient·e·s d'un hôpital psychiatrique (qui redonne une sensation de pouvoir d'agir avec la réalisation d'un projet, génère un contact avec la nature si limité soit-il, et surtout amène de fait à entrer en relation parce qu'il faut s'organiser et prendre des décisions en équipe).

 Le livre a un regard social marqué, qui est d'ailleurs très explicite par endroits, en particulier dans la conclusion : oui, ce sont des individus qui souffrent de dépression, mais la société est pathogène. Il convient de lutter, individuellement, contre certaines injonctions sociales (pour aller très, très, très vite, moins rester enfermé·e chez soi et peut-être se demander si c'est si important que ça, pour les personnes qui sont en position de se poser ce genre de questions, d'avoir une résidence secondaire avec piscine dans un endroit dont le nom sonne bien), mais l'enjeu de protections sociales (beaucoup!) plus solides, d'une répartition infiniment plus égalitaire des revenus, est transparent (une des personnes dont l'histoire est racontée rétorque d'ailleurs, alors que l'équipe soignante l'oriente vers une assistante sociale, qu'il aurait surtout besoin du salaire d'une assistante sociale). Est-ce que l'auteur, dans une sorte de discours décliniste aux accents progressistes (la nature c'est bien la civilisation corrompt, les gens sont aveuglés par l'argent -mais pas moi parce que moi je suis lucide- et passent leur temps repliés sur leur téléphone au lieu de se parler -alors qu'avant les transports en commun étaient de hauts lieux de convivialité-), ne brandit pas la dépression et l'anxiété pour raconter ce qu'il a envie de raconter?

 La question, à mon avis, se pose (c'est d'autant plus souhaitable pour moi d'être vigilant que je partage souvent les convictions exprimées par l'auteur), mais de nombreux éléments sont rassurants. L'auteur multiplie les interlocuteur·ice·s, source énormément les éléments avancés (et invite explicitement le·a lecteur·ice à examiner les sources de façon critique), et surtout ne verse jamais dans l'angélisme dans les exemples qu'il donne (oui, les liens sont très resserrés dans les communautés amish et ça a des effets positifs observables qui ont poussé l'auteur à revoir ses préjugés, mais ils ont aussi un regard très indulgent sur les violences intrafamiliales, oui, le mouvement social à Berlin a eu des effets spectaculaires et a été source de belles histoires particulièrement inspirantes, mais il y a aussi eu des échecs et de l'épuisement, et certaines personnes homophobes sont restées homophobes, coopération active avec des militants gays ou non). Certes les différentes démonstrations sont d'une solidité inégale (l'argumentation sur l'effet destructeur de la recherche d'un statut social toujours plus élevé est très convaincante mais s'appuie principalement sur... l'observation du comportement de singes), mais le travail en amont reste toujours conséquent et donne la sensation que, si l'auteur avait obtenu des informations différentes, il aurait aussi eu une conclusion différente. Et, comme évoqué plus haut, il fournit les éléments pour explorer et questionner son travail.

 Si je devais quand même avoir une réserve sur, justement, l'aspect potentiellement séduisant du discours, c'est sur le risque d'un renforcement de la stigmatisation des personnes dépressives. En effet, beaucoup de personnes dépressives, du fait de stéréotypes répandus, entendent bien trop souvent qu'elles se complaisent dans leur état par ailleurs pas si grave que ça, qu'il suffit de penser positif et/ou de marcher en forêt et de faire du yoga (ou, encore mieux, de faire du yoga dans la forêt), que les médicaments qui potentiellement leur ont sauvé la vie entraînent une complaisance dans le statut de malade... L'auteur ayant lui-même souffert de dépression depuis son adolescence, je ne pense pas une fraction de seconde qu'il adhère à ce type de discours, mais un chapitre ou une section supplémentaire consacrée à la réalité du vécu dépressif aurait peut-être été une prévention salutaire : le discours porté est, littéralement, que marcher en forêt ou sortir d'un sentiment d'impuissance, ça aide, ce qui est probablement vrai, mais est une information qui risque d'être très mal interprétée ("c'est un élément qui est à prendre en compte parmi une infinité d'autres" peut vite se voir transformé en "il suffit de") dans un contexte de stigmatisation, contexte qui est précisément renforcé par le modèle de société axé sur la performance qui est dénoncé.

vendredi 6 juin 2025

Le couple brisé, de Christophe Fauré

 


 La fin d'une longue relation, c'est un bouleversement à de nombreux niveaux : on perd bien évidemment ce lien unique avec la personne qu'on a aimée si longtemps, qui tenait de l'évidence, mais ça entraîne aussi des changements dans la relation avec les enfants, dans la relation avec les ami·e·s, dans l'image de soi, dans les perspectives d'avenir... Et Christophe Fauré, qui sait parler avec tant de clarté, sur un ton si tranquille, de deuil ou de changements majeurs, est une des personnes les plus indiquées pour ce sujet, non?

 Oui, sauf que... selon le niveau de tension préexistant, selon si la personne qui subit la séparation a pu voir venir ou non (et selon qu'on soit ou non la personne qui décide de la séparation!), selon la fermeté de la décision et son acceptation, selon qu'il y a ou non des enfants, selon la situation financière et les éventuelles inégalités, ça en fait, des selon, et j'en oublie! Multipliez tout ça par les six étapes détaillées dans le livre (le temps du doute, l'annonce de la rupture, au cœur de la tempête, l'enfant et la séparation, un temps de convalescence et de réflexion, vers un nouveau départ) et, certes ce n'est pas le cas tout le temps, mais ça part régulièrement dans tous les sens, avec un niveau de documentation que je suspecte très inégal (avec des aspects dangereux, comme quand l'auteur met en garde plusieurs fois contre les fausses accusations de violences sur les enfants de la mère envers le père -les pères ne font pas de fausses accusations, apparemment- en omettant, on ne peut pas non plus penser à tout, que vu l'aspect massif de ces violences, on peut envisager que les "fausses" accusations soient souvent vraies, ou en tout cas ne font pas partie de la routine du divorce conflictuel).

 Dans la masse improbable d'exemples donnés, certaines personnes se reconnaîtront probablement et trouveront un apaisement (après avoir défriché l'infinité d'exemples qui ne leur ressemblent en rien). La mise en garde sur le risque d'insatisfaction si ce qu'on recherche n'est pas clair donne des clefs intéressantes pour envisager l'après et rappelle ce livre là, même si à d'autres endroits les affirmations sont trop définitives à mon goût (ce qui, dans un livre de vulgarisation, peut donner l'impression qu'il n'y a qu'une seule vérité). Je n'irais pas jusqu'à dire que ce livre est à jeter, mais ça ne me viendrait pas à l'esprit de le recommander.

vendredi 23 mai 2025

Les parents manipulateurs, d'Isabelle Nazare-Aga

 


 Spécialiste des manipulateur·ice·s (avant ce livre là, elle a écrit Les manipulateurs sont parmi nous et Les manipulateurs et l'amour), Isabelle Nazare-Aga décrit ici le comportement des parents concernés envers leurs enfants, en particulier la poursuite de ces comportements à l'âge adulte.

 Vous l'aurez probablement compris, il ne s'agit pas ici de personnes qui aiment manipuler dans un contexte précis, mais de personnes qui font de l'emprise l'essence de la relation. L'autrice liste 30 critères, tels que "il reporte sa responsabilité sur les autres ou se démet de ses propres responsabilités", "il sème la zizanie et créée la suspicion, divise pour mieux régner" ou "il est constamment l'objet de discussions entre les gens qui le connaissent, même s'il n'est pas là", et pour elle un·e manipulateur·ice est concerné·e par au moins 14 d'entre eux.  

 Si cette liste constitue un repère pratique, c'est selon moi l'abondance de témoignages, dont le partage constitue la grande majorité du livre, qui permet de reconnaître ou non le vécu. Des situations réelles montrent dans la longueur comment les personnes manipulatrices peuvent déstabiliser, entretenir des tensions, pousser à marcher constamment sur des œufs, culpabiliser, dénigrer, s'en prenant de façon répétée à leurs propres enfants. Leurs problèmes de santé impliquent de répondre sans aucune limite à leurs demandes les plus incongrues et contraignantes (comment pourrait-on oser, alors qu'on a le privilège d'être en bonne santé, remettre en question le moindre de leur besoin dans l'épreuve insoutenable qu'iels traversent!), ceux de leurs cibles ne sont que caprices et exagérations. Ce qui est fait pour elles et eux n'est jamais assez, jamais assez bien, et il s'agirait de prouver que ce n'est pas par une inadmissible mauvaise volonté. Les cadeaux sont une opportunité de mettre mal à l'aise (avec un cadeau dont la personne ne veut pas ou qui fait preuve d'une pingrerie caricaturale, ou au contraire un cadeau disproportionné qui générera un sentiment de dette ou un malaise si le cadeau fait à une personne a une valeur qui n'a rien à voir avec celui fait aux autres, ...). Les limites posées, ou celles qui devraient être évidentes, ne sont jamais respectées (une des personnes qui témoigne accepte de laisser sa mère occuper sa maison de vacances, la maison se retrouve réaménagée de façon à ce qu'elle ne se sente pas chez elle quand elle-même y va, une autre mère ouvre régulièrement la porte de la chambre de son fils dépressif sans frapper et y amène des visiteurs à la moindre opportunité, ...). Des mensonges sont diffusés auprès des proches (l'autrice recommande d'anticiper en cas de conflit et de raconter sa version aux personnes importantes) ou sur les proches (une des personnes qui témoignent tenait à recontacter sa nounou, ses parents lui disent qu'elle a déménagé, elle apprend plusieurs années plus tard que c'était faux). Cette liste n'est pas exhaustive, et les violences peuvent parfois prendre la forme extrême de violences physiques, de négligences lourdes, ou d'inceste (ou d'inaction quand un inceste est dénoncé).

 Cette forme, si elle rend la lecture (qui constitue un catalogue d'actes de violences!) éprouvante, est selon moi particulièrement précieuse : le propre de la manipulation, c'est que la victime, même si la colère est là (c'est souvent le cas) doute, culpabilise, cherche à réparer ses erreurs (qui, à supposer qu'elles existent, n'ont rien à voir avec le problème), à porter la responsabilité d'un apaisement. La diversité des témoignages, la clarté de la contextualisation, permettra de se conforter dans la réalité de la situation, de mieux voir les mécanismes, de se sentir moins seul·e, de faire plus confiance à ses interrogations. J'ai juste un regret... sur le fait que ça ne s'arrête pas là.

 En effet, certes ça occupe peu de place dans le livre mais ça m'interroge, des explications aux comportements se glissent entre certains témoignages, avec un certain manque de rigueur voire des contradictions, et surtout sans démonstration solide (on doit se contenter d'affirmations). J'avais commencé à tiquer quand l'autrice affirme dans le premier chapitre que manipulateur·ice, narcissique et pervers·e narcissique, c'est pareil (manipulateur·ice c'est sa terminologie, narcissique celle du DSM, pervers·e narcissique celle de la psychanalyse). Elle utilise d'ailleurs les trois termes de façon interchangeable (ajoutant celui d'hypernarcissique parce que pourquoi pas). Il y a pourtant des différences : une personne narcissique fera tout tourner autour de son égo (dans toutes les circonstances, pas dans le cadre d'une relation spécifique, même si ça a de fortes chances d'être exacerbé dans les relations importantes), une personne perverse cherchera à faire du mal (pour une personne narcissique, faire du mal est un moyen d'affirmer et de renforcer l'emprise, pour une personne perverse ce sera une fin en soi). Les différences sont subtiles, ne sont pas nécessairement détectables dans le comportement observable, mais ça reste surprenant, à mon sens, de décréter que ces termes sont synonymes dans un livre spécialisé (et puis, dans ce cas, quelle est l'utilité d'avoir sa propre liste de  critères?).

  C'était peut-être un peu pointilleux de ma part de tiquer là dessus, mais j'ai été franchement interpellé dans les tentatives d'interprétations des comportements (qui, pour le coup, ne correspondent pas à ce que la thérapie des schémas a pu établir sur la personnalité narcissique!). L'anniversaire de la personne manipulatrice est par exemple une opportunité de manipuler (en se plaignant du manque d'intentions quoi qu'il arrive), mais quelque pages plus tard la personne manipulatrice sera ravie qu'on y pense. Le·a manipulatrice tient des propos contradictoires qui empêchent d'avoir un échange cohérent... ce serait lié à une confusion intérieure (donc, l'une des techniques de manipulation les plus efficaces de personnes désignées comme manipulatrices -c'est quand même dans le titre!- serait presque involontaire, liée à des limites cognitives!). Telle ou telle attitude angoissante, blessante, se trouve être un besoin d'amour exprimé bien maladroitement par une personne qui ne sait pas le faire de façon adaptée. Le profil des manipulateur·ice·s les plus violent·e·s est particulièrement spécifique (mais sans aucune source parce que pourquoi faire), jusqu'à détailler leurs fantasmes sexuels, leur haine des chats (!) et leur obsession pour le rangement (si vous avez subi des violences intrafamiliales extrêmes mais que votre géniteur·ice n'avait rien contre les chats ou ne s'alarmait pas d'une vaisselle qui s'accumule un peu dans l'évier, ou encore n'était pas dans l'élite de son domaine professionnel, vous pouvez refermer le livre, il semble qu'on ne parle pas de vous). L'autrice indique pourtant dans la conclusion que "nos croyances représentent un terreau fertile pour les semis du manipulateur" ou encore que "les hypothèses théoriques pures n'ont aucun intérêt pour notre sujet".

 Précisément, ces hypothèses théoriques n'apportent rien de particulier au contenu tant les témoignages ont une énorme valeur en eux-mêmes, et auraient d'autant plus gagné à ne pas figurer dans le livre (à moins d'être argumentées de façon rigoureuse, mais elles ne sont pas argumentées tout court), qu'elles sont dangereuses : prendre ses distances avec une personne, quand il y a eu emprise, c'est dur. C'est dur cognitivement, du fait précisément de tout ce qui fait douter dans la manipulation, mais c'est dur aussi, et ça l'est infiniment plus quand c'est une personne proche (conjoint·e, parent, ...), affectivement! Et ces affirmations qui suggèrent une vulnérabilité, un manque d'amour, n'aident vraiment, mais alors vraiment pas. Certes, l'autrice est limpide sur le fait qu'il ne faut rien attendre d'une personne manipulatrice ("Si, grâce à vos stratégies d'évitement et d'apaisement, vous détectez un changement, vous constaterez que le château de cartes s'écroule au bout de deux mois et au maximum quatre mois", "le cycle de ses attitudes toxiques revient. En réalité, il ne disparaît jamais"), et ses recommandations consistent principalement en des moyens de prendre des distances (et aussi de regagner de l'estime de soi, qui est en général endommagée en profondeur après un tel vécu)... mais ces propos arrivent en fin d'ouvrage, après d'autres qui peuvent stimuler cette graine du doute qui est si dangereuse à alimenter dans ce contexte.

 Le livre est salutaire dans l'ensemble, la forme de l'accumulation de témoignages est selon moi particulièrement bien vue, mais ça reste teinté par ce défaut aussi regrettable qu'inexplicable.

jeudi 22 mai 2025

Tu n'auras pas mon silence, de Florence Rivières et Steren

 

 Marie a été victime de violences conjugales. Elle a aussi subi plusieurs viols dans le cadre de sa relation avec Arthur. Mais ce n'est pas une "bonne victime", ce qui complique considérablement le dépôt de plainte qu'elle finit par décider de faire ("être un sale type, c'est pas illégal", "alors vous, on vous viole et vous ne vous en rendez pas compte?").

 Ce n'est pas une bonne victime parce qu'elle a eu une sexualité après leur dernière séparation au lieu d'être "brisée" (elle a eu des symptômes traumatiques, mais pas ceux qui sont conformes au stéréotype), parce qu'elle s'est remise en couple de nombreuses fois avec lui, et d'ailleurs c'est lui qui se séparait, parfois une fois par semaine, une fois le prétexte était qu'elle l'avait empêché d'attraper un pikachu à Pokemon Go. Ce n'est pas une bonne victime parce que c'était son supérieur hiérarchique (avec le statut de freelance qui lui-même ouvre énormément aux abus) donc est-ce que ce ne serait pas une contrariété professionnelle qui l'amènerait d'un coup à voir a posteriori des violences. Ce n'est pas une bonne victime parce qu'il n'y a pas eu de coups (Arthur allant jusqu'à dire qu'elle profite de la situation parce que s'il la frappe il y aura des marques et ça va se retourner contre lui donc selon son raisonnement il se retrouve injustement sans défense), parce que les viols ont été le résultat de manipulations et d'insistance et pas imposés physiquement, parce que le dénigrement constant a été intégré (Arthur s'empare d'une expression de visage, du choix d'un mot, pour exploser et dire à quel point elle ne pense qu'à elle et lui fait du mal, générant une vigilance constante bien que forcément insuffisante), parce qu'il a pu imposer sa version auprès de leurs ami·e·s commun·e·s lorsqu'il a perçu que là elle ne reviendrait pas.

 Sauf que "vous savez quoi? Même les bonnes victimes, on ne les écoute pas. Alors autant que je parle". Par ailleurs, tous ces éléments qui pourraient (et ont) fait douter de sa bonne foi sont caractéristiques des violences dans le couple. Il a pu imposer sa version car il la dénigrait et la faisait culpabiliser constamment, il y avait donc peu de chances qu'elle ose parler. La dépendance professionnelle, loin de la servir, a conduit à une exploitation (beaucoup de travail bénévole), et les violences financières ne se sont pas arrêtées là (il l'a fait acheter des billets pour un voyage commun au Japon pour se séparer juste avant, a habité chez elle sans participer au loyer -"bien sûr, le lui faire remarquer aurait fait de moi une personne vénale"-, l'a poussée à déménager pour habiter à deux là encore avant de se séparer, ...).

 Le livre est explicitement militant, mais est aussi très riche sur la description des mécanismes interindividuels de la violence, montrant en particulier comment le doute peut s'ancrer et se maintenir longtemps dans la relation.

vendredi 9 mai 2025

Les servitudes du bien-être au travail, dirigé par Sophie Le Garrec

 


  Ce livre pluridisciplinaire (sociologie, ergonomie, anthropologie, ...) montre en quoi le souci apparent, parfois ostensible, du bonheur des salarié·e·s dans le management contemporain s'articule avec un monde du travail qui va être générateur de souffrances.

 Après-midi déguisée, cours de yoga ou de fitness, babyfoots dans la salle de pause, éventuellement sous l'égide de happiness managers souriant·e·s et enthousiastes, ça peut être agréable ou sympathique, laisser indifférent·e ou même agacer (c'est un sujet facile de dérision) mais quel rapport entre ces moments plutôt extraprofessionnels, fussent-ils dans l'espace (spatial et temporel) du travail, et le travail lui-même? Précisément, cette ambiguïté modifie le rapport à l'espace professionnel. S'amuser (mais selon les modalités proposées s'il vous plaît) devient un objectif parmi d'autres, et la division en objectifs venus d'en haut disqualifient le savoir-faire, le rapport à la qualité, des employé·e·s ("il s'agit d'être heureux au travail et non par le travail"). L'espace entre ce qui est du travail et n'est pas du travail devient flou, le·a travailleur·se n'a plus son identité de travailleur·se détenteur·ice d'une compétence, devient un individu chargé d'accomplir des objectifs. Les bonnes conditions de travail, c'est passer des moments agréables au travail, ce n'est plus avoir les moyens de fournir un travail de qualité sans s'épuiser.

 Ne plus être un·e travailleur·se, c'est aussi ne plus faire partie d'un collectif qui transmet et échange des savoirs ("l'organisationnel et le social ne sont donc que la somme de tous les autoengagements individuels"). La qualification (qui implique une formation suffisante, des compétences reconnues) s'efface au profit du talent, il est recommandé de savoir penser positif, sortir de sa zone de confort ("cela sous-entend que travailler de façon sereine serait plutôt suspect"), être flexible. Craquer psychologiquement (être malheureux·se, n'en parlons pas), et même souffrir physiquement (troubles musculo-squelettiques, ...) ne remet plus en question l'environnement de travail mais l'adaptabilité, la créativité, la résilience de l'employé·e. Un exemple est donné où des femmes sont cantonnées à un poste plus physique dans l'entreprise par sexisme (elles ne seraient pas assez compétentes pour les autres postes), avant que la dégradation de leur santé physique ne soit vue par la direction comme une preuve que se soucier de mixité au travail est une mauvaise idée. Dans le même chapitre (de Karen Messing sur "le choix forcé entre égalité et santé des femmes au travail"), de nombreuses femmes témoignent qu'elles ne demandent pas d'adaptations (au prix d'une pénibilité accrue et de risques d'accidents) parce que ça leur retomberait dessus, bien que même du point de vue de l'entreprise les adaptations permettraient une meilleure productivité. Cette responsabilité d'être un talent qui remplit des objectifs avec le sourire et aime le défi ("engagez-vous à ne pas râler pendant 21 jours et partagez sur les réseaux sociaux ce que vous apprenez chaque jour", propose un cabinet de coaching) va s'étendre jusque dans la vie privée, comme le montre cette "experte-coach du bonheur au travail" qui propose entre autres un "bon petit déjeuner en pleine conscience", peut-être plus facile à prendre si on n'a pas d'enfants à préparer pour l'école ou de colocataires pressé·e·s moins sensibles aux "bénéfices positifs d'avoir des rituels le matin".

 Le livre offre une diversité de regards qui convergent beaucoup (parfois de façon inattendue, comme dans le chapitre sur la sous-traitance qui est loin de l'univers de l'activité karaoké ou de la dégustation de matcha à 10h mais résonne de façon frappante sur le sujet de la dépossession du savoir-faire des travailleur·se·s), et peut faire réfléchir sur au mieux les points aveugles, au pire les dérives, de l'injonction au bonheur dans d'autres sphères que celle du travail.

dimanche 27 avril 2025

Dans la tête des HPI, de Nicolas Gauvrit, Jean-François Marmion et Thomas Mathieu

 

 

 Cette BD de vulgarisation de la série BD psy porte sur les enfants (et les adultes aussi, mais beaucoup moins) HPI, surdoués, EIP... bref qui ont une intelligence plus élevée que la moyenne (un QI supérieur à 130, soit une personne sur 40).

 Nicolas Gauvrit est chercheur en psychologie cognitive mais aussi agrégé en mathématiques, et de fait le livre sera constitué de nombreuses stats... sauf que le·a lecteur·ice ne se verra pas infliger des graphiques indigestes, mais suivra le parcours de Violette, 8 ans, et Albert, 6 ans, et les questions qu'iels se posent, que se posent leurs parents, leurs enseignant·e·s, ... Les données chiffrées sont donc au service de la précision du propos et le rendent plus concret.

 Les questions qu'on peut se poser sur les personnes HPI sont nombreux·ses, tant iels sont l'objet de discours innombrables, pas toujours très rigoureux. L'auteur dit à demi-mot ce qu'il en pense ("-Ah, il va dire que c'est de ma faute... Que c'est un bon business pour les autrices comme moi, n'est-ce pas? -Ah bon? Je n'y avais pas pensé"), et attribue les causes des plus négatifs de ces discours à des revendications qui datent de la mise en place du collège unique (mais depuis 2019, l'Education Nationale a des recommandations plus conformes à l'état de la science) et l'aspect tentant d'attribuer ses difficultés à ce profil ("se dire : je suis tellement intelligent que les autre ne me comprennent pas! c'est plus valorisant que se dire : "Du point de vue de l'intelligence, je suis dans la norme mais j'ai un gros problème ailleurs").

  Si quelques difficultés sont favorisées par le profil HPI (ennui à l'école, maturité émotionnelle normale donc moins avancée que la maturité intellectuelle ce qui peut provoquer des incompréhensions, ...), ce n'est pas particulièrement négatif en soi ("les HPI sont, dans l'ensemble, plutôt satisfaits de leur travail, à condition qu'ils l'aient choisi", "leur salaire est plus élevé que la moyenne, de même que leur niveau social de manière générale", "dans leur vie privée, ils ne sont ni plus ni moins heureux que les autres"). Certes, ça n'empêche absolument pas d'être en souffrance, mais les souffrances, en général, ne sont pas particulièrement liées au profil HPI, contrairement à ce que certains discours laissent entendre ("-Mais vous savez qu'il y a des HPI dépressifs, non? Vous n'allez pas le nier, tout de même? -Bien sûr! Mais ils sont alors dépressifs et surdoués, pas dépressifs parce que surdoués.")

 Plusieurs profils de surdoué·e·s à l'école sont présentés... si les plus en difficulté sont une minorité (le profil de type 1, "l'enfant qui réussit", est estimé représenter 90% des HPI), leur existence est pour autant bien réelle, d'autant qu'iels ne sont pas nécessairement identifié·e·s comme HPI. On y retrouve par exemple  l'enfant "underground", qui fait tout (y compris des erreurs volontaires dans les copies) pour ne pas se distinguer, ou l'enfant marginal, dans une agressivité et une opposition qui dissimulent une grande détresse. Et c'est l'intérêt du livre : il est rappelé constamment, de diverses façons, que les enfants HPI sont différents entre eux. Situation familiale, niveau socio-professionnel de la famille, parentalité, rapport à la scolarité... il y a des tendances, des choses qu'on observe plus que d'autres, mais la diversité est infinie. D'ailleurs, pour les adaptations en milieu scolaire, l'auteur montre diverses options possibles mais insiste sur le fait que c'est l'enfant qui saura le mieux ce qui lui convient.

 Des questions-réponses plus formelles et des ressources sont présentées en fin d'ouvrage. Le tour d'horizon est vaste, et plutôt nuancé.

vendredi 25 avril 2025

Yoga, d'Emmanuel Carrère

 

 

  Ce livre devait au départ être un "petit livre souriant et subtil sur le yoga", pour pallier aux méconnaissances générales sur le sujet, et a fini par être "quelque chose qui était supposé être un livre sur le yoga et qui après beaucoup d'avatars en est peut-être un, au bout du compte."

  Le livre peut d'ailleurs être perçu comme... un exercice de yoga, une application du yoga, interprétation facilitée par l'ouverture, dans les premiers chapitres, sur une retraite de méditation intensive, dans un cadre strict. On observe alors la diversité des vécus de l'auteur, entre prises de distance par l'humour sur les aspects insolites de ce qui se déroule (oui, l'environnement rigide se prend très au sérieux, les participant·e·s sont nécessairement engagé·e·s, mais ça reste des inconnu·e·s qui se retrouvent dans un cadre improbable, avec par dessus le marché une interdiction de communiquer qui va faire que les stéréotypes sur telle ou telle personne seront la seule forme de rencontre) ou l'agacement (contre les bruits émis par le voisin, tel ou tel aspect du séjour, ...), tentatives plus ou moins heureuses de se prêter à l'exercice, bonnes et mauvaises surprises, ... 

 Il est beaucoup question des vritti, ces pensées automatiques, parasites, dont l'expertise en méditation permet en théorie de se débarrasser, et qui suivent leur chemin sans demander son avis à la personne qui médite. La méditation, elle-même, n'est pas d'une essence si simple à capturer, l'auteur en donne une douzaine de définitions au fur et à mesure du livre, qui semblent chacune émerger spontanément. Comme les vritti, la vie de l'auteur, donc la narration de ce livre autobiographique, suivra un chemin qui pourrait évoquer l'aléatoire. Comme la méditation, on pourrait définir le livre d'une douzaine de façons, à la fois vraies et insuffisantes.

 En plus de l'auteur, Alain et Alex (de la blague qui lui est chère "M. et Mme Térieur ont deux fils") seront des protagonistes importants. Alex fera une entrée en scène tonitruante quand Emmanuel Carrère sera appelé à quitter le stage de méditation (interdiction impossible à imposer mais répétée avec insistance par les organisateurs) suite au meurtre d'un de ses proches dans les attentats de Charlie Hebdo (un proche pas si proche, ce qui fera tiquer le responsable). Alors que toute la France est bouleversée, les autres stagiaires n'en entendront rien avant la fin de la retraite. Mais, comme le dit le chauffeur de taxi qui ramène l'auteur réalisant que lui-même est resté plusieurs jours sans en entendre parler : "si vous l'aviez su, ça aurait changé quoi?"

 C'est pourtant Alain qui sera, de loin, à l'origine de l'intrusion la plus violente : Emmanuel Carrère sera saisi par une dépression terrible, la première depuis environ 10 ans (il sera diagnostiqué bipolaire pendant son parcours médical), et hospitalisé longtemps à Saint Anne, pris dans une souffrance indicible non pas (mais peut-être aussi) parce qu'aucun mot ne peut retranscrire son intensité, mais parce qu'elle est telle qu'une fois qu'on en est sorti, c'est impossible de se la remémorer dans toute sa mesure. Il fera aussi l'expérience de la médication par la kétamine, un état modifié de conscience bien distinct de celui de la méditation dont il nous livrera aussi son vécu.

 Les tribulations sont mentales mais aussi physiques : la retraite dans un village isolé puis Saint Anne, donc, et ensuite l'Irak et la Grèce pour des reportages, le dernier moment passé avec son éditeur avant son décès, ... Il sera beaucoup question de rapide et de lent : faire des mouvements de tai-chi le plus lentement possible pour être d'autant mieux capable de les faire à la vitesse de l'éclair, jouer un morceau de piano le plus vite possible bien que le compositeur ait dit désapprouver cette interprétation puis, testament improbable de l'éditeur et ami proche, apprentissage intensif de la dactylo. En effet, Emmanuel Carrère a écrit ses nombreux romans et scénarii... avec un seul doigt, nouvelle qui a plongé ledit éditeur dans des abîmes de perplexité avant qu'il ne se donne la mission de le convertir, pour gagner du temps (l'argument n'a pas tenu une fraction de seconde, l'auteur estimant qu'on n'écrit pas pour gagner du temps) puis pour écrire différemment.

 Ce roman est une aventure particulière, un chemin qu'on a le sentiment de découvrir en même temps que l'auteur, ce qu'on peut on non apprécier (un regard sarcastique pourrait même amener à estimer que c'est bien pratique de mettre ce vernis du thème de l'incertitude sur ce qui ressemble à un exercice d'impro). Chaque lecteur·ice pourra poser dessus sa définition, ou pourquoi pas en trouver douze.

vendredi 11 avril 2025

La familia grande, de Camille Kouchner



 Une famille riche, prestigieuse (encore plus quand Bernard Kouchner deviendra ministre, mais bien avant déjà, Evelyne, la mère de l'autrice, impressionne tout l'amphi avec ses cours magistraux), qui tient à vivre la vie à fond, où le mot "liberté" est clamé encore et encore, dans laquelle la mère et la grand-mère (Paula) estiment que les relations avec les hommes c'est pour s'amuser et certainement pas pour devenir un maillon du patriarcat... Et pourtant, c'est dans cette famille que Victor, frère jumeau de Camille, subira l'inceste par son beau-père, que ni lui ni Camille, au courant, ne parleront pendant des années et des années. Et c'est dans cette famille que, quand iels parleront, iels recevront très peu de soutien.

 En effet, et ce n'est pas sans rappeler, dans un contexte bien plus léger, une autre famille, quand le vernis se fissure, il ne fait pas bon le gratter. Quand le grand-père, quasi inconnu, maurrassien, se suicide, c'est officiellement un non-évènement. "Tout est dit, rien n'est expliqué". Quand la grand-mère, plus tard, se suicide à son tour, sans avoir, du point de vue des petits-enfants, exprimé de détresse ni demandé d'aide, iels sont prié·e·s de ne pas déranger. Leur père, autoritariste et très peu présent, vient les chercher et leur intime de prendre un somnifère pour être en forme pour aller au collège le lendemain. Leur mère pendant des années boit, disparaît, pleure sans discontinuer la mort de sa mère sans sembler se préoccuper du fait que ses enfants, en deuil aussi ("quand je pleurais, ma mère m'engueulait. Il fallait savoir respecter, tenir le choix pour un haut fait"), voient leur propre mère disparaître.

 La liberté clamée est elle-même très unilatérale. Souffrir, à six ans, du divorce parental? "Paula nous plantait sur le trottoir. Chacun sa liberté. Petits Poucets. A la maison, ma mère nous attendait, très énervée. Nous étions si cruels de nous être plaints." Liberté, à la piscine, de trouver la nudité normale : Muriel, la meilleure amie d'Evelyne, qui ne suit pas, subit des moqueries constantes, le beau-père commente ("ça pousse, ma Camouche! Mais tu ne vas quand même pas garder le haut?"). Liberté très insistante d'avoir une sexualité précoce ("j'ai fait l'amour à l'âge de 12 ans. Faire l'amour, c'est la liberté. Et toi, qu'est-ce que tu attends?", "je faisais la leçon à mes copines coincées", "Quelques années plus tard, c'était au tour de ma tante de se moquer : "Comment? A ton âge? Tu n'as toujours pas vu le loup?" "), parfois de façon particulièrement malsaine, comme cette fois où Evelyne propose à Camille, 7 ou 8 ans, qui voit des préados s'embrasser, d'essayer avec elle. Liberté, à 15 ans, de sortir en boîte (alcool inclus) jusqu'à 5 heure du matin, ce qui a l'avantage de laisser le champ libre aux adultes. Liberté de ne pas allaiter parce que c'est une aliénation ("ma mère enrage lorsque la sage-femme me tend mon enfant pour que je lui donne le sein").

 C'est dans ce contexte de deuil, de non dits, d'interdit d'interdire qui se transforme souvent en obligations implicites ou explicites, que le beau-père de Victor viendra régulièrement l'agresser, dans sa chambre, la nuit. Camille est témoin, mais comment parler quand Victor ne le veut pas? Comment parler quand sa mère, dont la santé mentale est déjà très préoccupante, risque de s'effondrer, peut-être même de se suicider comme l'ont fait ses parents? Comment parler quand ce type de parole est mal vu (une femme de 20 ans a été exclue manu militari du cercle d'ami·e·s pour avoir évoqué son viol)? Comment parler quand l'agresseur est aussi une personne agréable au quotidien, attentive, cultivée, qui passe du temps avec les enfants, se substitue à leur père absent physiquement et à leur mère absente mentalement?

 Autant d'injonctions qui écrasent l'autrice, qui transforment le serpent de la culpabilité en hydre, culpabilité de ne pas parler, culpabilité quand elle et son frère le feront, d'abord pour protéger leurs propres enfants. La parole brisera, en de nombreux endroits, la famille.

 Ce livre, où l'agresseur n'est pas si présent, décrit avant tout un climat, où l'union est souvent de façade, et quand elle ne l'est pas (comme entre Camille et Victor) ne suffit pas à protéger, où les victimes portent la double peine d'avoir subi l'agression et de vivre avec la culpabilité, et l'angoisse de ce qui se passera si le silence est rompu, ou s'il n'est jamais rompu.

vendredi 4 avril 2025

Consolations, de Christophe André

 


 La vie, tôt ou tard, implique de traverser des moments sombres, voire des bouleversements. Il peut y en avoir plus, ou moins, de plus ou moins tragiques, on peut dans une certaine mesure s'en prémunir, dans l'idéal y échapper, mais chacun·e un jour ou l'autre se retrouvera a priori confronté·e à une réalité brutale, la maladie, l'accident, la violence, une précarité inattendue, une trahison, ... Réparer n'est pas toujours possible, reste alors à consoler.

  Christophe André s'est bien entendu trouvé une infinité de fois dans cette position de consoler, avec ses proches, avec ses patient·e·s, mais c'est après avoir été lui-même confronté à la maladie qu'il écrit ce livre. Cet inventaire, proposé avec douceur, de ce en quoi peut consister la consolation, ne fait pas l'impasse sur la complexité, ou plutôt sur l'exigence, du geste.

 La consolation a une forte dimension relationnelle. Elle consiste à utiliser les bons termes, pour la bonne personne, au bon moment. Certes, l'intention peut toucher, parfois en différé quand sur le coup une parole maladroite a réactivé la souffrance à vif, mais savoir où en est la personne, ce que lui dit sa douleur et éventuellement son désespoir, donne plus de chances d'aider vraiment. Et puis, quand on va trop vite, est-ce que ce n'est pas soi-même qu'on cherche à consoler, en minimisant la souffrance, en mettant une barrière pour ne pas s'identifier, plutôt que l'autre?

 Accepter la consolation peut d'ailleurs être difficile en soi, parce que c'est admettre une vulnérabilité, voire une réalité, qu'on a pour l'instant envie de nier, parce qu'on a trop appris à serrer les dents et ne pas s'apitoyer sur son sort, parce que la relation peut faire peur, encore plus quand on en a besoin. Christophe André met aussi en garde contre certaines convictions qui peuvent faire du bien quand elles viennent de la personne heurtée, mais qui peuvent être extrêmement malvenues quand elles viennent de l'extérieur, comme "ce qui ne tue pas rend plus fort" (il précise d'ailleurs que la phrase exacte de Nietzsche est "ce qui ne me tue pas me rend plus fort) qui peut être violent à entendre (ma vie est en train de s'écrouler et il faudrait que je dise merci?) et culpabilisant (est-ce que c'est parce que je n'ai pas le bon état d'esprit que je ne vais pas mieux?) ou encore l'idée que l'épreuve est un message de l'Univers.

 Donner, redonner du sens, offrir sa présence et son soutien, sont autant d'actes qui peuvent être réparateurs quand ils sont faits de façon ajustée, mais l'auteur évoque aussi des consolations plus immédiates. La vie est faite de négatif et de positif, mais là où le négatif s'impose, le positif, il faut en général s'en emparer plus activement. Christophe André cite plusieurs personnes qui, dans des situations extrêmes, se sont réjouies d'un bruit, d'une odeur agréable, d'un chemin familier, d'un contact avec la nature. Autant de choses que l'épreuve n'aura pas retirées, autant d'opportunités de contacter encore le bonheur, le plaisir, de bouffées d'oxygènes dans ces moments où notre monde semble irrespirable.

 C'est une lecture dans laquelle j'ai eu du mal à entrer. De mon point de vue de thérapeute en Approche Centrée sur la Personne, je voyais la consolation presque comme une diversion, un palliatif : c'est une acceptation, mais c'est aussi un renoncement. Je voyais la consolation comme un "oui, mais..." ("oui tu as perdu l'un de tes enfants, mais tu as des ami·e·s sur lesquel·le·s tu peux compter", "oui tu es maintenant malade chronique, mais tu peux encore t'épanouir dans telle ou telle activité si tu gères bien tes ressources") contradictoire avec un objectif de congruence (donc plutôt un "oui, et"), comme une façon de mettre un cache sur une souffrance qu'il y aurait lieu d'écouter et d'explorer pleinement (au bon moment!) pour aller vraiment mieux. Et... le début du livre ne m'a pas rassuré. En lisant dans les premières pages que les chagrins de l'enfance sont "intenses, absolus et vite consolés" (c'est bien connu qu'aucun enfant n'a jamais traversé quelque chose de grave et que tous les parents ont sans exception la réaction idéale) ou encore que dire à une personne condamnée qu'elle va s'en sortir "ce n'est pas mal faire : c'est mettre de l'amour dans une situation de désolation" et ce sans apporter aucune nuance (Elisabeth Kubler-Ross relève au contraire que quand la fin est une certitude, la personne concernée et ses proches évitent généralement le sujet pour ne pas se blesser mutuellement, et que c'est plutôt un soulagement quand c'est enfin évoqué), ma peur de la superficialité a plutôt explosé! 

 Et pourtant, ce début improbable que je ne m'explique pas passé, la consolation est bien délimitée, dans sa complexité, dans ses intérêts et ses limites. Comme pour l'ensemble des livres de Christophe André, le texte a aussi le mérite d'être accessible.