Comme le titre l'indique,
Jean Maisondieu détaille dans ce livre la façon dont la société
fabrique l'exclusion, en particulier ce que recouvre et implique le
statut d'exclu. Par "exclu·e·s", l'auteur désigne ceux et celles qui sont
contraint·e·s de vivre des aides sociales, qui n'ont pas accès à
l'emploi ou alors de façon précaire, sans pour autant souffrir de
pathologie psychique ou de handicap (bien qu'il rappelle qu'iels sont
aussi exposés à la précarité!).
Maisondieu constate par exemple que le terme
d'inclu·e n'existe pas : les exclu·e·s sont implicitement hors
norme, alors que les inclu·e·s n'ont pas de compte à rendre pour
justifier leur inclusion. Par ailleurs, l'exclu·e, jusqu'à ce qu'on
soit concerné·e, c'est l'autre, puisqu'iel est exclu·e de la société ,
du cercle des gens normaux... qui prendront soin de limiter les
contacts avec elle ou lui, de peur de voir de trop près leur humanité, et
ainsi percevoir le risque de finir exclu·e aussi, ou de culpabiliser
d'être inclu·e, d'avoir ce privilège sur quelqu'un qui est tout
aussi humain. Cette frontière est parfois perçue de façon
particulièrement brutale : l'auteur rapporte le cas de deux
patients qu'il a rencontrés suite à une tentative de suicide, un
artisan qui avait été contraint par des difficultés économiques à
fermer son commerce (et avait pris la peine de laisser la porte de
son atelier entrouverte pour que l'huissier n'ait pas à la forcer!)
et un autre, cadre supérieur, qui s'était brusquement retrouvé
sans emploi et avait préféré le suicide à la confrontation à sa
famille et à ses proches (mais aussi à ses propres préjugés sur
les chômeurs) quand, après des recherches infructueuses, il n'avait
plus les moyens financiers de dissimuler le fait qu'il était sans
emploi. Une autre personne s'était, suite à un acte manqué (ou du
moins une maladresse très surprenante de son propre aveu), gravement
blessée à la main, supportant mieux le statut d'accidenté que de
bénéficiaire bien portant d'aides sociales.
Les aides sociales, qu'elles soient directement
sous forme financière ou par des dispositifs d'aide au retour à
l'emploi, de soins médicaux ou psychiques, rappellent que la société
a une responsabilité dans cette situation... jusqu'à ce que la
responsabilité ne soit celle de l'exclu·e. Maisondieu l'a
perçu directement alors qu'il voulait faire une recherche comparant
les performances intellectuelles des exclu·e·s avec celle des élu·e·s.
L'idée provoquait souvent des ricanements, mais il a fini par
rencontrer un élu de bonne volonté pour en parler plus
sérieusement. L'élu a quand même fini par refuser par crainte que
la recherche ne dévoile trop d'information personnelles (parce que,
chez les politiques, on est intransigeant sur le sujet de l'intimité). Pour l'auteur, c'était l'occasion de constater une
inégalité supplémentaire, tant l'intimité du ou de la demandeur·se d'aides
sociales est fouillée sans aucune considération, pour bien
s'assurer qu'iel ne touche pas plus qu'iel ne devrait et qu'iel fait
bien tous les efforts nécessaires pour s'en sortir ("C'est tout le
mal de la fabrication des exclus. Ils ne demandent pas à être
exclus, ils sont exclus, et ensuite on leur demande pourquoi ils se
sont exclus"). C'est là l'hypocrisie du statut d'exclu·e :
l'exclu·e est exclu·e à cause de la société, jusqu'à ce qu'iel soit le·a
fautif·ve. Que sa moralité soit insatisfaisante, qu'iel ne
semble pas, l'espace d'un instant, faire assez d'effort pour
retrouver le cercle des inclu·e·s, ou, pire, qu'iel remette en question
la bienveillance de la société à son égard ou qu'iel soit réticent·e
à une réadaptation trop brusque (tel ce SDF à qui il manquait un
œil et qui devait se faire installer une prothèse pour avoir accès
à un emploi de balayeur dans les jardins publics : l'offre
avait ses avantages évidents, mais le contraignait à renoncer à
une partie de son identité, alors qu'il avait pendant des années
trouvé un avantage à sa mutilation qui lui permettait de gagner
plus d'argent en faisant la manche, et qui avait un cercle d'amis
lié à ce quotidien), idl passera de victime à coupable. Si la
citation de La Boétie ("ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux") n'apparaît qu'en filigrane, à
travers les multiples efforts, parfois inconscients et de bonne
volonté, pour mettre les exclu·e·s à genoux, les derniers vers des
Animaux malades de la peste,
de La Fontaine ("Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir"), figurent bien dans l'ouvrage.
L'un des éléments qui renforce la frontière
entre inclu·e·s et exclu·e·s est ce que l'auteur appelle la
psychopathologie de l'exclusion. Si des psychothérapies sont
proposées aux personnes souffrant d'exclusion, cette proposition
semble parfois avoir pour but de sous-entendre que l'exclusion est le
résultat de souffrances, alors même qu'elle tend plutôt à les
causer. Si Maisondieu a bien reçu des patient·e·s effectivement
dépressif·ve·s en consultation, la plupart de celles et ceux jugé·e·s dépressif·ve·s
ont été bien mieux soigné·e·s par la perspective d'un retour à une
meilleure situation que par des médicaments! L'auteur constate aussi
que le stress, peut-être trop valorisant car souvent associé au
monde du travail, est souvent dénié alors même que la situation de
chômeur·se est particulièrement stressante. Il déplore qu'alors qu'à
la Révolution la notion de malade mental·e a servi à reconnaître le
statut d'humain à des individus qui ne l'avaient pas, elle est
aujourd'hui utilisé pour exclure un peu plus les exclu·e·s ("il est
vrai qu'il est plus facile de soigner des gens sous le prétexte
qu'ils sont malades que de prendre soin d'eux").
Si c'est surtout son expérience de psychiatre (et
d' "inclus de bonne volonté") qui a guidé l'auteur dans
l'écriture du livre, il n'est pas sans rappeler des concepts de
psychologie sociale comme la dissonance cognitive (réinventer la
cause en observant la conséquence), ou encore l'expérience de
Milgram (où le bourreau va estimer que la victime ou le donneur
d'ordres sont les vrais responsables de l'acte qui le met mal à
l'aise). C'est aussi, en plus d'un ouvrage politique au propos
virulent, une redéfinition des conditions de l'humanisme.
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