jeudi 2 juillet 2020

Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs), de Marshall Rosenberg



 Alors que le titre français en fait un peu des caisses (surtout que les mots ne sont qu'un outil parmi d'autres de la Communication Non Violente), le titre anglais (Nonviolent Communication, a language of life) va plus directement au but, sans rien enlever aux hautes ambitions de l'auteur : en effet, non seulement la CNV est un outil de résolution de conflits, y compris de conflits armés (Marshall Rosenberg a fait de nombreuses interventions dans des affrontements entre gangs, ou dans le cadre de la guerre israelo-palestinienne), mais c'est aussi un outil de rencontre avec soi-même... le maîtriser implique donc de vivre plus pleinement.

 Les conflits tendent à être vite perçus comme des impasses, où des demandes ne peuvent être satisfaites et deviennent des accusations, qui peuvent elles-même vite tourner à l'essentialisation de l'autre : avec un.e con(spirationniste) pareil.le, pas étonnant qu'on ne s'en sorte pas! L'auteur propose une méthodologie en quatre étapes pour se sortir non seulement de cette impasse là, mais aussi de la fausse solution du compromis, qui risque de ne satisfaire personne : identifier ce qui nous affecte exactement, observer les émotions que ces choses qui nous affectent provoquent chez nous, prendre conscience des besoins qui sont derrière ces émotions, et enfin faire une demande concrète. Oui, dit comme ça, ça semble plutôt naïf... pas évident d'imaginer ces techniques fonctionner pour réconcilier deux enfants à l'école primaire, pour peu qu'ils soient déjà assez remontés, sans parler de calmer des types musclés qui ont l'habitude de s'engueuler en groupe et à coups d'armes à feu. Rosenberg a pourtant pu utiliser sa méthode avec succès dans de nombreux contextes, de la situation de guerre au couple en conflit depuis trente-neuf ans (!), des tensions en milieu scolaire entre élèves et équipe enseignante au chauffeur de taxi qui fait dans le plus grand des calmes une remarque antisémite en écoutant la radio. L'auteur attribue une part importante de l'efficacité au fait qu'il développe quelque chose d'essentiel que la vie en société nous a appris à négliger : l'écoute de ses besoins ("notre culture nous apprend que les besoins sont négatifs et destructeurs", "de la même façon que nous n'avons pas appris à exprimer nos propres besoins, la plupart d'entre nous n'ont pas appris à entendre les besoins des autres"). La CNV réussie aboutit aussi à gommer les jugements pour se concentrer sur la rencontre d'humain à humain, qui rend chacun plus audible. Mais surtout, plus qu'une formule magique, la CNV est une gymnastique, plutôt simple à comprendre mais qui demande de nombreuses répétitions, des essais et erreurs au fur et à mesure de la découverte des obstacles et des subtilités, pour pouvoir s'en servir en temps réel, et qui pour fonctionner exige à chaque fois une implication pleine et sincère (Rosenberg rappelle régulièrement que même pour lui, l'identification des besoins de l'autre est loin de toujours être la première chose qui lui vient à l'esprit).

 L'objectif de la première étape est de reprendre la responsabilité de ses émotions : ce qui provoque de la tristesse, de la colère, ce sont des stimuli, ce n'est pas l'autre personne. Les événements ont (vigoureusement!) réveillé des besoins qui m'appartiennent. Pour aller mieux, me débarrasser de l'autre serait certes apaisant à court terme,  mais prendre soin de moi serait plus pleinement satisfaisant. C'est là que la partie plus subtile du travail commence : quels sont mes besoins exactement? Qu'est-ce que je peux proposer à l'autre de faire, concrètement, pour m'aider? Le mot "concrètement" est plus retors qu'il n'en a l'air : il implique d'avoir gommé les jugements ("j'en ai marre que tu me juges", "tu me prends pour ton.ta domestique"), de nommer ce qui ne va pas de façon précise et neutre ("je me sens rabaissé.e quand tu dis "..." ", "je me sens épuisé.e et en colère quand tu as sorti beaucoup de choses dans la pièce que je viens de ranger", ...) et de faire une demande explicite ("j'aimerais que tu n'utilises pas tel ou tel terme quand tu t'adresses à moi", "je me sentirais beaucoup mieux si tu rangeais derrière toi"). Subtilité supplémentaire : la demande doit être une demande, et non une exigence, c'est à dire qu'un refus doit être accepté comme faisant partie de la communication. Enfin, et c'est ce qui rapproche la CNV des thérapies humanistes (Rosenberg, psychologue clinicien de formation, dit lui-même qu'il n'a rien inventé) plus que du guide pratique, l'autre doit être constamment intégré à la conversation, de façon empathique : vérifier les besoins identifiés derrière le comportement de l'autre (ce qui n'est pas toujours évident et peut nécessiter de s'y reprendre à plusieurs fois), exprimer son ressenti, sa demande, et s'assurer qu'elle a bien été comprise (en particulier, qu'elle a été comprise comme une demande et non comme une exigence). Dans l'exemple du chauffeur de taxi antisémite, l'auteur a dans un premier temps pris soin de gérer les envies pressantes de communication pas très non-violente qui se sont prestement imposées à lui, a ensuite écouté le besoin qui s'exprimait à travers la remarque antisémite (la peur d'être escroqué, qui elle-même était reliée à d'autres peurs), puis a exprimé son propre ressenti, et a demandé au chauffeur de taxi de redire ce qu'il avait entendu (il avait entendu une injonction à s'excuser plutôt qu'un partage de la souffrance causée par le préjugé, Rosenberg a du insister et s'y reprendre à plusieurs fois, ce qui n'est pas rare dans les exemples proposés).

 Ecouter ses besoins, c'est aussi régler les conflits avec... soi-même. Presque provocateur, l'auteur dit qu'exprimer pleinement sa colère, c'est prendre profondément conscience de ses besoins (pas bon pour le chiffre d'affaire des salles de défoulement, ça...). En effet, identifier l'émotion derrière le conflit, puis rechercher des solutions concrètes, il l'a fait avec lui-même. Il a par exemple constaté que deux choses lui pourrissaient le quotidien : rédiger des rapports cliniques, et le co-voiturage de ses enfants. Après avoir pris le temps de se demander pourquoi il faisait ces choses qui l'agaçaient, il a conclu que s'il rédigeait des rapports cliniques, c'est parce que ça lui rapportait de l'argent, et s'il co-voiturait ses enfants au lycée (au collège? enfin bref), c'est parce que les options de scolarisation plus proches géographiquement correspondaient beaucoup moins à ses valeurs. Il a donc arrêté les rapports cliniques et continué le covoiturage... mais avec bien plus de plaisir. 

 Une chose cependant m'a fait tiquer avec ce livre : l'auteur le présente comme, certes dans la difficulté, certes de façon exigeante, la solution potentielle à tout conflit, si ancien, si violent, si partagé soit-il. Pour développer de façon vraiment satisfaisante le problème que ça me pose, il me faudrait pas mal de temps et d'espace supplémentaire (comment ça, vous en avez déjà marre de me lire?), et, pour être honnête, probablement des connaissances plus précises. Mais, pour aller vite, Rosenberg intervient dans des situations, parfois en effet extrêmes, de conflit, ce qui implique que le rapport de force est tel que tous les partis concernés ont un intérêt à ce qu'une solution commune soit trouvée. C'est là qu'il arrive et qu'à force de savoir-faire, d'empathie, de patience, parfois d'épuisement, il parvient à créer une communication d'humain à humain plutôt que de revendication à revendication ou d'insultes à insultes. Seulement, le livre donne l'impression que toutes les oppositions sont plus ou moins sur ce modèle. Or, le rapport de force est parfois si asymétrique que le dominant n'aura aucun intérêt à demander l'assistance d'un médiateur, encore moins à humaniser l'autre. Ça peut être le cas dans une situation de violences conjugales (Lundy Bancroft, thérapeute spécialisé, déconseille très fortement la thérapie de couple dans cette situation), dans le monde professionnel, dans le racisme ou le sexisme du quotidien quand la personne raciste est par ailleurs en position de force ("on ne justifie pas son humanité", rappelle Marie Dasylva, coach experte dans la lutte contre les discriminations en entreprise), ... Rosenberg passe un message humaniste, et se donne les moyen de la crédibilité principalement en montrant des moments où il a été lui-même mis en difficulté (il a d'ailleurs été marqué par une agression antisémite vécue dans son enfance, et il est souvent question de racisme dans les exemples), mais semble oublier comment la situation de communication, qu'il a certes considérablement optimisée, est arrivée. Il y a bien une section consacrée à la violence protectrice (mise en place pour assurer la sécurité, et non pour punir), mais le message général peut faire vite oublier que, précisément, la violence est parfois nécessaire et protectrice, ce qui peut poser problème quand l'organisation sociale fait que les personnes ou groupes en position de force sont par définition plus écoutées, et peuvent accuser de violence et déshumaniser celles et ceux qui résistent à leur propre violence. Oui, bon, encore une fois, pour l'argumenter solidement et correctement, il me faudrait plus de temps et sûrement plus de connaissances, mais pour moi ce message qui sonne si bien a des atouts mais aussi des aspects dangereux.

 Je me suis attardé sur la limite du livre mais je retiens surtout ses points forts alors même que, avant de le lire, j'étais plutôt sceptique (communication non-violente, est-ce que ce ne serait pas un oxymore?). Mes préjugés se sont révélés faux : la méthode n'est pas simpliste (elle est simple à comprendre mais, on s'en rend vite compte, difficile à maîtriser) et encore moins présentée comme une formule magique (l'auteur rappelle régulièrement, serait-ce implicitement, qu'on ne peut pas faire de la CNV vingt-quatre heures sur vingt-quatre), et l'ensemble se lit facilement, les enjeux sont clairement exposés, les possibles contresens désamorcés en longueur au fur et à mesure. Au.à la lecteur.ice de s'e emparer, ou non, et de se mettre avec patience à la pratique.


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